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Texte de Mériam Korichi, 2017

L'invention de protocoles, c'est s'aventurer, découvrir et arpenter des zones inconnues. Repousser les frontières du connu et du familier. Le protocole combine des règles simples et hasardeuses, qui deviennent créatrices de péripéties, de récits, d'ensembles accidentels et improbables, faits de détournements et de raccords signifiants. Il y a des déroutages, des bifurcations, des découplages, et des recoupages aboutissant à des formes provoquant l'empathie et l'aversion à la fois. Il y a là un travail sur le façonnage, le maquettage artificiel et synthétique qui expose, en la retravaillant, la dénaturation et dépersonnalisation de la confection que l'homme produit et consomme tous les jours. Cependant nous faisons l’expérience duelle de la répulsion et de la séduction de ces processus. Dans le factice, il y a de la place pour la spéculation poétique qui se nourrit de faux raccords, de défauts d'assemblage, de jointures pas d’équerre, de jeux dans les emboîtements, de frottements, de zones grises. Subtilité duplice du faux raccord. Le travail de Pauline Bastard aiguise la perception consciente, s’immisçant dans les associations et les choix que l'on ne questionne pas d'ordinaire. L’œuvre cherche ces moments ou ne sont pas encore indissociables point de convergence et point de divergence.

Moment de départs possibles et irrémédiablement manques. Moment de retrouvailles fausses et véritables.

Moment de rapprochements impossibles et existant pourtant depuis l'origine.

Moment de grâce et de monstruosité.

Ces fausses paires assemblées là ont perdu leur vraie moitie, tout en trouvant leur autre moitie, intime et tout à fait étranger. Comme des mondes parallèles qui, ayant un rapport objectif mais n’étant pas destiné à se rencontrer, collisionnent tout d'un coup. Collision plastique qui électrise le réel et fracture ses cloisons préfabriquées.


Et l'anomalie s'impose comme forme, pied de nez aux "valeurs sures" du réel, a un "ordre" suppose, a une "authenticité" exigée. L’œuvre se joue de la réalité sociale souvent claquemurée, construite à coup de choix qui ne sont que faux-semblants, choix standardises, procédant a une uniformisation généralisée, duplication, déduplication, imitation multipliée, où tout se ressemble, tout se mélange. Cette réalité répétitive est fissurée cependant de toute part par la possibilité de micro-déviations et de micro-variations dans les interstices laissés par la fabrique des images, des objets, des esprits, des corps, des vies individuelles. Ces micro-déviations, ces micro-variations, accumulées, font surgir les aspérités et les irrégularités de la réalité manufacturée, et les mondes parallèles se dressent d'un coup dans les hiatus et les fentes du contemporain.


Le détail matériel est la possibilité de la bifurcation. Pauline Bastard raconte les histoires de suspens inscrit en creux dans la matière, même manufacturée, archi-conglomérée, autoritaire. Matérialité triturée, questionnée, reconfigurée, d'où surgissent alors des objets, des images et des sujets au statut ambigu. Nous sommes invités ici à une rencontre du troisième type, comme dans le flm Alex. Alex est un individu fictif qui a acquis un statut civil réel et qui est incarne par une personne réelle. Mais Alex n'est un pas un rôle. Le sujet incarne, qui a accepté d'entrer dans le flm et de se prêter au protocole pour donner vie à Alex, devient réellement fictif. Et les personnes qui rencontrent Alex dans et à travers le flm deviennent à leur tour fictives. Au contact d'Alex, vous devenez fictifs. Il y a contamination. Le réel se déréalise et se réalise. La fiction s’infiltre et étend son territoire, et se déploie inexorablement jusqu’à empiéter sur notre propre territoire. Grace au protocole artistique qui détourne a son profit les codes de production du réel.

« Le syndrome de Welles » par Bénédicte Ramade, 2013

 

Dans F for Fake (traduit par Vérités et Mensonges), Orson Welles se plaît à confondre le spectateur dans un exercice d’emboîtements et de déboîtements féroces d’histoires fictives et documentaires racontant la vie du faussaire Elmyr de Hory. Somptueux dandy cultivé et polyglotte au panache sans pareil, contrefacteur de tableaux, jet-setteur patenté, il est affublé d’un biographe, Clifford Irving, pas plus catholique que son sujet. Dès les prémices du film, Orson Welles nous met en garde : « Ce film traite de tricherie, de fraude, de mensonges... Racontée chez soi, dans la rue ou au cinéma, toute histoire est presque sûrement un mensonge. Mais pas celle-ci ! Tout ce que vous verrez dans l’heure qui suit est absolument vrai. » La caresse d’une vérité excite l’avidité du spectateur, l’avertissement le rassure. C’est bien l’authenticité qui est au centre de l’œuvre et est révélée ici par un maître du faux et de l’usage de faux. Tordu mais somptueux, le spectateur, mis dans la confidence, jubile. Le voir et le croire (pour emprunter la formule à Roland Recht et son ouvrage éponyme) s’entremêlent pour mieux se contredire à mesure que Welles distille son venin. Alors que le spectateur a baissé sa garde, savourant les forfanteries du sujet tout aussi délectable que détestable, le tacle ne se fait guère attendre : « En vérité, veuillez nous pardonner, nous avons contrefait cette histoire. Mon rôle de charlatan fut de la rendre vraie (...). Nous, menteurs patentés, espérons servir la vérité. Picasso lui-même l’a dit : « L’art est un mensonge » dégaine le réalisateur, jubilant de son mauvais coup. Et Welles, de donner le coup de grâce, l’œil goguenard : « Je vous avais promis de ne pas mentir pendant une heure. Or, depuis dix-sept minutes, l’heure est écoulée. » C’est le coup de bambou. F for Fake laisse un goût amer, celui de s’être fait berner. D’être un gogo.

 

Pauline Bastard habite ces fameuses dix-sept minutes, celles où le spectateur se plaît à avoir envie de croire en ce qu’il voit, à espérer la réalité, à aspirer à l’authenticité de ce qu’il contemple. Un coucher de soleil (Sunset, 2009) bricolé avec ventilateur, sac et lumière de fortune. On espère l’équilibre précaire et bas de gamme susceptible de générer ce fameux sublime que des décennies de critiques et d’artistes ont cherché dans le rebut et le vil, « l’enchantement du cheap », la hauteur du plouc. Pauline Bastard manie le tacle aussi bien que ce mentor de Welles. Derrière le mollet, un petit coup sec et le joli château de cartes s’effondre : le coucher de soleil est une vidéo ; l’amalgame de matériaux n’y est pour rien. Dix-sept minutes, c’est long. Une éternité qui permet à Pauline Bastard de retirer sans cesse le tapis sous nos pieds. Dans Desert studio ou Jungle studio (2009), le spectateur se prend pour un aventurier plongé dans Microcosmos, un peu inquiet devant la vie grouillant dans les dunes de sable ou la mini forêt tropicale, importées dans le lieu d’exposition. Caméras pointées sur le théâtre des opérations et écrans de contrôle conduisent à y croire. Taclé. Encore. Fourmis et autres insectes ont été préenregistrés. Avec ses hold-up d’objets de proximité et de situations standardisés, Pauline Bastard cultive le plausible, cette zone intermédiaire qui excite l’envie du visiteur, son désir de spectacle et de résolution. Son désir d’être plus fin, d’y voir clair. L’artiste a mis au point une politique de la déviation en passant maître dans l’art du hold-up. L’influence de son maître d’école, Claude Closky ? Ça se pourrait. Habile, elle manie le dérapage sémantique et extrapole les valeurs avec des méthodes simples. Elle prend ce qu’elle trouve. Un fond d’écran ? Dans L’homme du fond d’écran, des images standard d’endroits exotiques fournies avec les ordinateurs servent de support à la description en créole de coins de La Réunion. Avec Movie, la mise à mort cannibale d’un rouleau d’essuie-tout par une déchiqueteuse à papier laisse planer un suspense insoupçonné. Icefield rassemble des paysages glaciaires : des sacs plastiques photographiés avec un soupçon d’ironie  pour le désir de nature qui confine parfois à l’imbécillité. Souvent au bord de l’autosatisfaction ou de l’idiotie (on sait depuis le travail de fond de Jean-Yves Jouannais qu’il s’agit là d’une qualité), les situations qu’anime Pauline Bastard s’avèrent être de féroces révélateurs de notre condition de spectateur accro au plausible, à la possibilité d’un sauvetage spirituel de la culture moyenne. Pauline Bastard est sans pitié et ouvre la bonde, engloutissant le spectateur dans vingt heures de « plaisir » soit neuf-mille images empruntées au stock abyssal de photographies cultivé sur Internet. Galerie disparate et freak, Global Village (2010) est une illustration de l’occurrence « fun » entrée en plusieurs langues sur un moteur de recherche. Habituellement, les artistes qui usent de ce genre de furetage et célébration de l’image amateur « authentique » se contentent d’une sélection drastique, cherchant à récupérer leur prérogative d’auteur. Bravache, Bastard en balance 9000 et assomme son auditoire. Rien ne sera facile. Pas même une vidéo réalisée par un âne qui regarde un autre âne le filmer. Là encore, elle n’est pas la première à instrumentaliser le regard animal, son innocence. De Jana Sterbak (From Here to There, 2003) à Sam Easterson (Animal Video Series, 1998-2013), le genre a déjà fait ses preuves. Mais en prenant un couple d’ânes, Pauline Bastard corse son affaire et démultiplie l’absurdité de son geste, confondant les rôles de sujet et réalisateur.

 

Goût « trublion », ses propositions se chargent doucement d’une acuité critique, consciente de leur processus. L’éthique du geste ne fait pas long feu. Court-circuitée. « Beautiful Landscapes », série commencée en 2006, est symptomatique de cette façon de travailler, en désamorçant toute velléité morale. Les paysages sont ici composés d’une superposition de pages de livres d’histoire et géographie obsolètes ou de magazines, pages déchirées avec goût pour constituer un « layering » convaincant. Un procédé pertinent qui renvoie autant à la construction culturelle d’un paysage (succession de cadrages et de points de vue) et sa constitution géologique par stratification de couches sédimentaires. L’objet de la taille de son support d’origine exalte le désir fétichiste d’un bel objet produit à partir d’une destruction, de déchirures, d’un acte de dégradation (qui plus est, d’un livre). Cela pourrait suffire. Mais Pauline Bastard prend un malin plaisir à scanner le résultat pour donner à voir une reproduction, un aplatissement qui rappelle le procédé des calques si courant dans Photoshop permettant d’obtenir une image plate, compressée, parfaitement numérisée à partir de couches. Le romantisme du dépôt, de la stratification de l’image, de ces sources patiemment compilées est méchamment jeté aux orties. De même que la bonne conscience du sauvetage d’un matériau jeté au rebus ou abandonné dérive bien vite afin de ne pas surfer sur la tendance actuelle qui confère à tout objet récupéré un éthos supérieur. Ainsi, des chaises de différents modèles, loin d’être des canons du design, forment-elle une assise (Bench) disparate et bancale, quoique pratique, pour regarder les vidéos de l’artiste. Collage à la façon de paysage, le nouveau meuble déroute par le dérapage visuel qui le caractérise. Une sorte de mirage pourtant complètement fonctionnel. Les diapositives cassées qu’elle a récupérées fournissent d’ailleurs un contrepoint ironique aux siècles malhabiles. Si leur sujet est désormais perdu, l’élégance prismatique de la découpe et de la vacance du contenu fournit désormais un nouvel attrait en forme d’hommage aux grandes heures de l’art concret. Form and Matter (2013) se moque de cette tutelle presque aussi affadie que les bribes d’images qui témoignent encore du passé de l’objet. Glanant l’opportunité à chaque occasion, l’artiste a généré en 2013, à Los Angeles, une collection inattendue d’objets trouvés qu’elle a confiés, via une petite annonce parue sur le site communautaire Craigslist, à des volontaires prêts à leurs tisser une fiction. Vraie-fausse vitrine archéologique, les True Stories déroulent alors leurs faux-semblants. Pauline Bastard travaille ad libitum ces dix-sept minutes qui font sortir du plausible ses propositions et ses actes pour aller vers la vérité du mensonge. Mais dans des productions plus récentes – States of Matter (2013) –, comme pour mieux tromper son monde, elle s’investit dans l’exercice d’une vérité des systèmes, rendant une maison à la nature dans une série d’actes démesurés au dénuement touchant. En dix-sept minutes ou une éternité, l’art de Pauline Bastard creuse une faille tantôt ironique, tantôt, soufflant un chaud et froid que Welles n’aurait pas renié.

« Pauline Bastard » par Etienne Bernard, Zérodeux, 2010

Dans un traité intitulé À la découverte du paysage vernaculaire en 1984, l’américain John Brinckerhoff Jackson définissait le paysage comme une succession de traces, d’empreintes qui se superposent sur le sol, comme le lieu de décantation des expériences humaines successives. Difficile de ne pas voir dans la série des Beautiful Landscapes que la jeune Pauline Bastard mène depuis 2007, une prolongation amusée de son propos. Minutieusement déchirés des pages de quelques manuels de géographie ou magazines de voyages, les fragments d’icônes paysagères viennent se superposer et se conjuguer pour former de nouveaux panoramas alpins. Et comme le dit leur titre, ils sont forcément beaux et à contempler. À l’évidence, le principe plastique employé se veut évocateur de la construction paysagère par sédimentation géologique et culturelle. Mais à travers les manipulations finalement relativement simples de la déchirure, la composition puis la numérisation, se lit également une synthèse poil-à-gratter et assez jubilatoire de la grande histoire iconographique de notre environnement naturel et de ses canons blockbusters. Et tout y passe! À commencer par la théorie du sublime de ce cher Kant, ici représentée par des sommets enneigés baignés de soleil dont la beauté n’a d’égal que l’inaccessibilité soulignée par la scarification affligée à la feuille de papier. Bastard n’épargne pas non plus le romantisme désuet de la scène laborieuse aux champs dont les faucheuses d’alpage sur offset N&B se livrent à l’observation contemplative d’un personnage 100% friedrichien en costume. Un peu plus loin, les analogies formelles entre pitons rocheux et épines faîtières des habitations d’altitude renvoient aux études anthropologiques et topomorphiques qu’aurait sans nul doute menées un Aby Warburg perdu au pays du Beaufort. Etc, etc. Comme quoi, avec une pile de photos arrachées et un bon scanner, il n’est pas impossible de digérer plus de cinq siècles de représentation paysagère ! Et c’est justement cette malicieuse habileté de Pauline Bastard à refaire dans la réinterprétation que la curatrice française Bénédicte Ramade a choisi de mettre en perspective dans la brillante exposition Rehab à la fondation EDF à Paris

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