"Pièces parallèles, Mondes parallèles" de Mannika Mishra, Contemporary Lynx, vol 1(15), p 16-25, 2021
Paola Ciarska est créatrice de mondes parallèles. Ses peintures - dans lesquelles se juxtaposent les pièces domestiques de femmes nues et anonymes - regorgent de détails. Elles changent constamment, un moment rappelant au spectateur les méticuleux dessins de nature du 19ème siècle puis soudain jouant comme un thriller voyeuriste. Alors que Ciarska construit patiemment ces salles petit à petit, détaillant chaque objet avec son arsenal de petits pinceaux, une introspection calme et résistante émane de son travail. Les femmes illustrées dans ces peintures sont de personnages étonnants/remarquables, auxquels l’artiste insuffle sa touche d’humour et de personnalité. Par exemple, leurs orifices sont souvent peints rouge vif, et c’est dans ces minuscules détails que l’on retrouve le jeu espiègle de Paola. Ces femmes sont à l’aise et confiantes - bien que l’on ne sache jamais vraiment si celles-ci veulent être vues ou si elles n’ont pas conscience qu’on les regarde. La patience investie dans la caractérisation de ces femmes, leurs chambres et leurs maisons, raconte une histoire ; celle que Ciarska veut nous conter, celle qui entremêle nos propres histoires à la sienne. Son travail est donc étonnamment interactif, et rappelle les jeux d’images classiques comme « I Spy » et « Où est Charlie ? » .
L’univers artistique de Paola est aussi imprégné d’une conscience frappante des médias sociaux. Dans plusieurs pièces, les femmes peintes prennent des selfies, s’engagent dans un monde plus large que l’intérieur de leurs chambres et ainsi mettent en lumière la dynamique de puissance complexe entre l’internet et les corps féminins. Le voyeurisme affiché et contrôlé est-il un moyen de libération ou au contraire, d’enfermement supplémentaire? Alors que notre monde évolue et lutte pour répondre à un tas de questions complexes sur le consentement et l’autonomie corporelle, Ciarska, à sa façon, nous montre l’apathie et la banalité qui vont souvent de pair avec l’utilisation régulière et obsessionnelle des réseaux sociaux et la création de nouvelles formes du capitalisme culturel.
Intime et nostalgique, le travail de Paola Ciarska, surtout durant la période de COVID-19, est puissamment méditatif et immersif. Il vous emmène dans de nouveaux endroits, vous fait imaginer des histoires loufoques, les tourner à votre avantage, et redécouvrir la joie dans l’étrangeté du quotidien.
MANNIKA MISHRA : Une grande partie de votre travail joue avec l’inconfort, dans le sens où les spectateurs font face à leur voyeurisme et observent des femmes complètement désinhibées dans leurs maisons. Les réseaux sociaux impliquent la conscience d’un regard constant, donc, les personnages dans votre travail sont-ils conscients d’être regardé à la maison même quand ils ne sont pas sur les réseaux ?
PAOLA CIARSKA : L’un de mes souvenirs marquants en tant enfant a été de voir le film « Fenêtre sur Cour » d’Alfred Hitchcock pour la première fois. Depuis, je l’ai regardé des centaines de fois en saisissant au fur et à mesure des significations plus profondes qui ont été tissées dans l’intrigue. Pourtant, je n’oublierai jamais cette première fois. J’ai l’impression qu’à ce moment-là, mon imagination d’adolescente s’est considérablement développée à l’extérieur des murs où elle était assise. J’ai commencé à regarder les bâtiments de l’extérieur et à penser de manière quasi-obsessionnelle à divers scénarios qui pourraient se produire derrière ces murs de briques. Avec le temps, j’ai commencé à développer la notion de complexité, d’immensité du monde à l’échelle inimaginable du réseau des interactions humaines.
À un moment donné, j’ai déménagé dans un appartement au 9e étage d’un immeuble où j’ai passé beaucoup de temps seule, à m’interroger sur toutes ces autres personnes occupant des appartements de la même disposition que le mien. Au cours du temps, je me suis liée d’amitié avec beaucoup de mes voisins âgés qui m’invitaient souvent dans leurs appartements. J’ai été très vite fascinée par la façon dont chaque appartement de la même disposition était utilisé de tant de façons différentes et par la manière dont ces gens avaient inconsciemment organisés leurs environnements pour refléter les années de souvenirs et de personnalités. Et c’est ainsi que j’ai commencé à penser très sérieusement à mon projet.
Passer beaucoup de temps seule dans cet appartement m’a aussi fait prendre conscience des nombreux rituels quotidiens que j’ai créé pour moi-même. J’ai commencé par réfléchir à tout ce que je faisais pendant la journée, des moments les plus banals aux plus intimes, puis à les représenter et les imiter. Il était vital pour moi de saisir la délicatesse et l’intimité de ces moments, et c’est pourquoi j’ai choisi l’angle voyeuriste. Je voulais que mes œuvres agissent comme un miroir pour le spectateur afin qu’il y retrouve un peu de lui-même mais aussi qu’elles soient le point de départ d’une réflexion sur le partage et le partage excessif. Les personnages de ma peinture ne sont pas conscients d’être surveillés. Ils sont capturés dans des moments très vulnérables ou / et très libres.
MM : Il y a tellement d’objets bizarres et surréalistes dans ces salles. Comment choisissez-vous les objets à inclure et ceux à concevoir?
PC : Ce processus de choix d’objets a beaucoup évolué avec ma pratique. J’avais pour habitude de prendre des photos de tout ce que je trouvais intéressant et de créer un inventaire d’objets sur mon téléphone auquel je pouvais me référer au moment de peindre. Ce sont des images de meubles de mes amis, des captures d’écran d’objets étranges que j’ai trouvés sur Internet, des œuvres d’art qui m’ont ému ou des références nostalgiques à la culture pop qui ont éveillé chez moi des souvenirs de jeunesse. Avec le temps, l’inventaire s’est déplacé de mon téléphone vers ma tête. Tout comme l’univers parallèle de ma peinture s’est élargi - la vision de celui-ci est devenue plus claire et plus distincte. Les objets ont commencé à apparaître naturellement dans ma tête pour devenir réalité à l’aide de mon pinceau. J’aime beaucoup utiliser des références réelles pour rendre mon monde un peu plus proche de nous et que les gens soient impliqués dans mes créations afin d’y ajouter une couche de hasard et de plaisir.
MM : À quel point vos pièces sont-elles proches de la vie réelle? Autrement dit, où commence le surréalisme ?
PC : Cela dépend du type de projet que j’entreprends. Pour mes peintures imaginaires, elles représentent des pièces complètement inventées qui appartiennent à mon univers parallèle. Dans ces œuvres, j’utilise surtout des objets issus de l’inventaire d’objets contenu dans mon esprit. Au fil des années et à mesure que ma pratique évoluait, le processus d’aménagement et d’imagination des salles est devenu très instinctif. Quand je m’assois pour peindre une nouvelle peinture, je ne sais pas à quoi elle va ressembler et je n’imagine pas non plus la palette de couleurs ou le récit exact qui lui sera destinée. Et, peu importe les décisions stratégiques ou symboliques que je prends, c’est finalement les réponses automatiques de mon cerveau qui font fonctionner l’ensemble.
En revanche pour les commandes privées destinées aux collectionneurs ou aux institutions, j’ai une tout autre façon de travailler. C’est un processus complètement différent dont je profite beaucoup car il maintient un bon équilibre dans mon cerveau entre la réalité et l’imaginaire. Pour mes commissions privées, je rends visite à mon client dans l’espace qu’il aimerait que je peigne (plus récemment, je le fais par appel vidéo en raison des restrictions liées à la COVID-19). Je prends des images d’absolument tout dans l’espace et demande à mon client de signaler tout ce qui est absolument nécessaire de retrouver dans la peinture. Une fois de retour chez moi, je passe en revue toutes les images que j’ai recueillies et commence une planification approfondie. Dans ces pièces, j’essaie de saisir l’essence de l’espace et la personnalité des habitants. En faisant ces commissions, j’ai pu visiter des endroits incroyables dans le monde entier et surtout archiver comment les gens vivent et organisent leurs espaces de vie. Ce qui est aussi très beau dans ce processus, c’est la rencontre dans un cadre si peu conventionnel. Car même si nous sommes des étrangers au début de la visite, après avoir été introduite à leur environnement et à certains objets et histoires qui en font partie, à la fin, j’ai l’impression de les connaître et c’est ce que j’essaie de résumer dans mes peintures.
MM : Bon nombre de nos idées sur la protection de la vie privée recoupent les thèmes du sexe et de la sexualité. Que pensez-vous des attitudes modernes à l’égard du sexe et de la sexualité et comment voulez-vous qu’elles se manifestent dans votre travail?
PC : J’ai toujours été très engagée à mettre en valeur l’émancipation sexuelle car je crois que le sexe peut être un outil incroyable pour l’exploration de soi. Je pense que les attitudes modernes envers le sexe et la sexualité peuvent encore varier considérablement d’une personne à l’autre, ce qui n’est pas nécessairement une mauvaise chose. Je crois que dans ce domaine, la chose la plus importante est de créer une discussion inclusive où vous pouvez écouter et apprendre les uns des autres. La façon dont je dépeint le sexe et la sexualité dans mes peintures est très ludique et humoristique - c’est la façon dont je la vois et la pratique personnellement. Je considère que c’est ma contribution à cette discussion en constante évolution.
MM : Considérez-vous votre travail comme une critique des réseaux sociaux? Ou un espace idéalisé, où partager tous les aspects de votre vie, qui permette de s’épanouir et s’autonomiser plutôt que de la nourriture pour l’insécurité?
PC : Je crois que notre propre expérience des réseaux sociaux est fiable sur la façon dont nous choisissez de l’utiliser. C’est un espace très compliqué et pour moi il est tout à fait évident qu’il a changé radicalement d’une manière négative notre société actuelle qui est fortement chargée par les valeurs capitalistes. Je me vois comme un narrateur de ce phénomène - je ne le critique pas, je ne le soutiens pas. J’archive les pratiques qui tournent autour d’elle et l’accepte comme une notion très importante qui est partie intégrante de notre époque.
MM : Vos pièces sont relativement petites et portatives, d’où vient la décision? Et quels matériaux utilisez-vous le plus souvent?
PC : Tout au long de ma vie, depuis mon enfance, j’ai beaucoup déménagé. Je pense que cela a fortement influencé mon affinité pour les petits objets, car je me suis penché pour ne pas porter beaucoup avec moi ni m’attacher aux objets matériels. À ce jour, je ne porte jamais de sac et je compte uniquement sur les multiples poches de ma veste en cuir. Quand je regarde l’ensemble du travail que j’ai créé, il a toujours impliqué à petite échelle superposé avec des détails méticuleux. Je trouve du réconfort dans le fait de me perdre dans ces univers parallèles miniatures. J’utilise toujours des peintures à la gouache assorties à de minuscules pinceaux que j’arrache avec une pince à épiler car je n’ai jamais trouvé de pinceau assez petit.
MM : Pourriez-vous m’en dire un peu plus sur vous ? Sur les lieux qui ont chargé votre travail, votre univers et surtout la signification de l’arrière-plan dans vos illustrations.
PC : Quand j’ai tenté ma première peinture à la gouache, c’était chez mes grands-mères en Pologne. Alors que je m’asseyais dans la véranda avec mes peintures fraîches, je ne savais pas trop quoi peindre. J’ai regardé par la fenêtre et j’ai immédiatement décidé de peindre le beau papier peint complexe de ma grand-mère. Ce modèle est devenu un fond distinctif de mes peintures agissant comme un lien et un réseau les reliant ensemble. Alors que mon travail et mon univers imaginaire s’élargissaient, j’ai réalisé qu’il était important pour moi de voir les peintures se connecter les unes aux autres encore plus loin. C’est alors que j’ai abandonné le fond à motifs et commencé à peindre sur des planches faites sur mesure de forme hexagonale qui se connectent les uns aux autres comme un nid d’abeille. J’utilise encore le papier peint de mes grands-mères dans beaucoup de mes œuvres comme un vrai papier peint, comme un souvenir symbolique où tout a commencé.
MM : De toute évidence, la COVID-19 et le confinement ont rendu à vos tableaux une réalité inattendue. Avez-vous l’intention d’inclure la pandémie et son isolement dans votre travail?
PC : Je crois que mon travail a toujours dépeint la notion d’isolement. Plutôt que de me concentrer sur les aspects négatifs de la pandémie et de mettre en évidence les effets indésirables de celle-ci, j’espère continuer à élargir mon univers sans fin où je suis capable de présenter avec humour l’état d’isolement et peut-être de mettre la lumière sur quelques petits avantages.
"Microverse : Les peintures de Paola Ciarska nous rendent tous voyeurs" de A. Smith, HI FRUCTOSE vol. 60, pp. 40-67, 2021
Il n’est pas rare de voir des visages fixés à quelques centimètres des peintures de Paola Ciarska essayant d’absorber chaque détail de ses minuscules scènes domestiques. Allant de petites tanières individuelles à des multi-pièces complexes, ces espaces abritent des sujets féminins dans leurs postures les plus intimes et les plus vulnérables.
L’idée de ces séries de peinture à la gouache, qui ont su attiré l’attention internationale sur le travail de Paola depuis environ six ans, lui a été inspiré lorsqu’elle vivait dans un très haut immeuble. « J’ai passé beaucoup de temps seule, à me questionner sur les autres habitants du bâtiment », dit-elle. « Dans ma tête, j’ai commencé à créer des plans d’autres appartements, j’ai vu comment les autres organisaient leurs espaces, comment ils s’adaptaient à leurs dispositions, et surtout, ce qu’ils y faisaient. Cela m’a incité à réfléchir à mes propres rituels quotidiens, des moments des plus banals aux plus intimes. J’ai alors commencé cette série de peintures en visant à dépeindre et imiter la délicatesse, la beauté de ces moments tout en y injectant un peu d’humour. Toujours avec cette attention à ce que les spectateurs y découvrent une partie d’eux-mêmes ».
Ce à quoi les spectateurs se référent au sujet de la femme observée, -qui était initialement l’artiste elle-même dans des scènes de sa propre vie, - dépendra finalement d’eux. Mais selon la jeune artiste polonaise de vingt-huit ans « au cours des années, mon univers parallèle s’est considérablement élargi. » Elle a commencé à y intégrer davantage les rituels domestiques des autres, et considère aujourd’hui sa pratique comme l’un de ses organes vitaux, « qui m’aide à voir le monde d’une manière plus patiente et plus tolérante. »
L’intégration dans ses peintures des rituels d’autrui a commencé avec les objets. Au cours de sa vie, Paola a obtenu de ses « amis, partenaires et étrangers » de la matière tangible pour remplir ces espaces. Et de manière naturelle, ces objets, ces personnalités, ces anecdotes et références intimes accumulées, ses pièces se spécifiaient pour devenir toujours plus identifiables. Ensuite, elle a commencé à faire des appels sur Instagram pour ceux qui aimeraient être en vedette de sa nouvelle série. « Le processus de peindre tous ces étrangers en traquant leurs comptes Instagram pour capturer leur essence était vraiment fascinant » se souvient-elle. « Je leur ai demandé dans quelle pièce ils aimeraient être et ce qu’ils aimeraient faire. J’ai œuvré à incorporer cette nouvelle couche de réalité tout en gardant le contrôle sur l’espace imaginaire. Depuis lors, j’ai souvent invité mes followers Instagram à participer à mes pièces ; j’aime bien qu’ils ajoutent des éléments à mon univers parallèle, d’une certaine manière ils brouillent d’autant plus la ligne entre le réel et l’imaginaire. »
Plus récemment, elle a fait un pas de plus vers cette pratique collaborative en laissant ses abonnés contrôler chaque élément d’une de ses peintures grâce à des sondages Instagram proposés chaque semaine « La création de cette pièce a permis un dialogue fascinant entre mes abonnés et moi. Aucun des objets qui ont été choisis n’auraient existé côte à côte dans le monde réel avant cela, mais Internet a permis à ce bug dans l’univers de prendre vie. »
En effet, ses œuvres récentes portent plus de surréalisme entre leurs murs que celles d'avant. Une fresque murale attachante tout autant que troublante de Peppa Pigs avec un couteau et un pistolet orne un espace bien en vue dans « La vie et la quête du plaisir #3 » (...), tandis que dans presque chaque chambre, un couple fornique d’une façon ou d’une autre. Les œuvres ont été à juste titre comparées au jeu "Ou est Charlie ?", mais ici, la beauté se tient dans le tissage de l’inattendu dans notre environnement domestique.
La plupart de ses œuvres font environ la taille d’une poche, et travailler sur une si petite échelle est certainement assez pénible. (Sa bio Insta dit, après tout, « Je torture des pinceaux pour vivre. ») (…) « Mon langage artistique me semble être agrémenté d’une qualité presque obsessionnelle pour les détails méticuleux, à petite échelle et de précision », dit-elle. « Je trouve cette pratique très thérapeutique et apaisante. Quand je peins, j’y consacre toutes mes pensées et toute mon attention. Je peins toute la nuit, quand le monde est endormi, car je crois que c’est là que le mien peut vraiment prospérer. Je pense qu’au fil des ans, ce processus s’est naturellement raffiné et s’est développé avec moi. J’ai appris à saisir mes pensées, et les poursuivre… Je vois cela comme un puzzle que je résous pour toujours. Et si je suis frustré, je prends une douche et la paix est rétablie à mon retour. »
Au-delà de l’approvisionnement en objets, elle a expérimenté la taille et la forme de la toile au cours de cette dernière année, se sentant « un peu piégée » en travaillant avec la même forme hexagonale. La réponse, en quelque sorte, n’allait pas plus grand ou plus petit : c’était les deux.
J’ai constaté qu’une planche de plus grande taille jumelée à une échelle plus petite dans la peinture me permet d’habiter cette section spécifique plus longtemps, et d’une certaine manière de mieux la connaître », dit-elle. « Les pensées et les récits sont devenus plus profonds et plus intenses. (…) Je suis certaine que je tirerai toujours des éléments de réalité dans mon travail, car mes peintures ont lentement évolué en un journal de mes pensées par rapport à la réalité qui m’a aidé à me comprendre moi-même et le monde qui m’entoure. (Quant aux sondages Instagram, je pense qu’ils fonctionnent mieux pour moi comme un élément spontané de plaisir plutôt que comme une force de premier plan.)
Mais qu’est-ce que ça fait de peindre des espaces domestiques à l’ère du stay-at-home ? Ciarska répond par une réflexion sur ce que c’était que de voyager et de se déplacer avec sa mère quand elle était enfant, un phénomène qui a surement changé sa relation aux objets physiques, « car il était beaucoup plus facile de voyager léger. »
« J’ai toujours été profondément fasciné par les maisons des autres, notamment par celles qui ont été habitées par les mêmes personnes pendant de nombreuses années », dit-elle. « Mais, bien que je trouve cela fascinant, je ne pourrais personnellement pas me limiter à un seul endroit. Et alors que ma série de peintures imaginaires s’élargissait, je m’imaginais toujours plus d’espaces que j’aimerai habiter. Lors de la peinture d’une pièce, processus qui peut prendre jusqu’à six heures, je suis comme téléportée là-bas, toute mon attention est consacrée uniquement à la visualiser, la dépeindre. J’ai d’ailleurs été très reconnaissante de ma pratique pendant le confinement car elle m’a permise de prendre des pauses de la réalité pour me faufiler dans mon univers parallèle. » Son spectateur, à son tour, reçoit le même cadeau pour s’échapper.
"Éveils sensuels - La Nouvelle Génération de jeunes femmes qui explorent le genre et la sexualité" de Maggie Kuzan, CONTEMPORARY LYNX, 2018
Paola Ciarska (née en 1993, Pologne) construit des palais de plaisir pour femmes. Grandissant en Pologne, elle se rappelle déménager de nombreuses fois, incapable de vraiment pouvoir se prêter à l’arrangement de sa propre chambre.
A propos de sa nouvelle série de peintures, des réinterprétations miniatures de 18 x 12,5 cm des chambres de ses amis et connaissances à Newcastle et Gateshead, où elle vit et travaille actuellement, elle s’enthousiaste : « j’ai tendance à créer des paysages oniriques et des environnement dont j’ai toujours rêvés. Ils ont commencé à se traduire dans la vie réelle il y a peu - ma maison est équipée de sept lampes à lave et quelques tamagotchis affamés».
En voyant ces oeuvres en personne à l’IMT Gallery à Bethnal Green, Londres, faisant partie de la première exposition solo de Paola, Czesc, Pani Ciarska, j’ai été impressionnée par leurs détails stupéfiants. Ces intérieurs criards, parsemés d’objets produits en masse et d’emblèmes de la pop culture des années 90, Furbies et Télétubbies, sont des rappels de l’éducation millénaire de Paola.
Au centre de ces chambres encombrées se trouve la protagoniste, la femme nue - assise les jambes croisées, allongée, penchée, à quatre pattes - elle s’anime elle-même dans des positions taquines, performant pour n’importe quel écran disponible. L’affluence de web cams, d’écrans d’ordinateur, de smartphones et de perches à selfie réfère à notre condition contemporaine de sur-partage, un surplus d’informations rapidement disponibles et notre retrait dans nos appareils. Les portraits de Paola laissent place à notre côté voyeuriste - dans une scène, une femme nue se revêtit d’un masque fétiche noir pour les yeux avec de longues oreilles de lapin, assise les jambes croisées, tenant une perche à selfie dans sa main droite. Dans une autre configuration, elle est à quatre pattes, avec un harnais de bondage ou une corde pour kimbaku, un style BDSM japonais, attaché autour de sa taille et ses cuisses.
La femme taquine de Paola dévoile des messages alternatifs pour les femmes, non restreintes par l’hétéronormativité. Paola me dit que « j’aime répandre un message fort sur le sex positive à travers mes peintures, car je crois qu’il est important d’effacer toute mauvaise conscience qui est parfois associée à l’amour propre féminin. Mes peintures essaient d’évoquer la familiarité des moments intimes à travers un commentaire humoristique sur ce qu’est être une femme du 21e siècle qui peut apprécier un photo shoot occasionnel d’un selfie nue ou un harnais en cuir ».
C’est cette honnêteté rafraichissante et ce clin d’oeil à cette féminité partagée qui rend les peintures intimes de Paola si captivantes. Dans une oeuvre, le sujet féminin est assise sur le tapis criard, mettant du vernis, une vue si familière. En représentant le quotidien, l’artiste révèle les vérités tacites entre les collectifs de femmes, de rituels quotidiens banals, de self care et préservation. Ses peintures peuvent refléter une époque de Nokia 3410s et d’internet bas débit, mais elles sont aussi des documentations du présent, des capsules temporelles saisissant ce que signifie être une femme aujourd’hui.