"La région vaporeuse", par Julie Crenn, Art Press, Janvier-Mars 2018
La nouvelle exposition personnelle de Cécile Beau est une véritable expérience, à la fois physique, visuelle, sonore, spatiale et psychique. Une expérience qui débute dès l'extérieur de la Maison des Arts, puisque l'artiste a souhaité prendre en compte dans son exposition l'architecture du centre d'art. L'entrée se fait latéralement pour inviter les visiteurs à une double traversée. Le centre d'art est en effet doté d'une architecture symétrique entre le rez-de-chaussée et le premier étage. Ce constat a permis à Cécile Beau d'imaginer la cohabitation de deux espaces, l'un réel et l'autre fictif, reliés par un premier passage physique à travers l'escalier, et un second passage qui joue sur l'imaginaire et la métaphore : l'artiste a encastré dans un mur une sorte de tunnel sonore, réalisé en céramique (Érosion, 2015). En s'approchant, un grondement se fait entendre. Il s'agit de l'enregistrement sonore des mouvements d'un souffle d'air. D'un point de vue métaphorique, l’œuvre et l'escalier fonctionnent comme des trous de ver, des passages entre différents espace-temps.
Des cartes sidérales nous accueillent dès l'entrée. Réalisées en cyanotype, elles donnent des informations sur
les impacts de différentes météorites. Leurs coordonnées sont restituées par le biais de thèmes astraux.
Plus loin, du plafond, surgit un être énigmatique et inquiétant constitué de longs éléments en bois qui rappellent la forme de racines ou bien de pattes d'insecte. À la fin de la première traversée, des cubes de verre remplis de liquides sombres enferment des organismes végétaux et minéraux. Ces derniers sont exposés à des fréquences électromagnétiques émises par des astres.
À l'étage, on entre dans un autre univers. À nouveau, une carte accueille le visiteur et recouvre un mur. Il s'agit
de l'enregistrement du déplacement anarchique des astres. Face à nous, trône la Siouva (2017), une souche d'arbre augmentée de longues racines/pattes qui s'enfoncent dans le sol. L'être, végétal-animal, semble pouvoir se déplacer entre les réalités, entre les espaces-temps. Au sol, une pierre volcanique recouverte de mousse émet un son étrange, elle ronronne. L'artiste l'a dotée d'un dispositif sonore émettant un son hybride formé de l'enregistrement d'un tremblement de terre et de celui du grognement d'une panthère Le minéral, le végétal et l'animal ne font plus qu'un. L'artiste n'exclut aucun pan du vivant dont chaque habitant forme un ensemble. La planète Terre n'y est pas centrale, elle fait partie d'un tout plus vaste, le cosmos, dont nous sommes les fragiles habitants et dont nous sommes incapables de concevoir l'étendue et les mystères.
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"LITHIQUE", par Julien Bécourt, 2017
"Il ne s'agit pas d'affirmer, du moins pas simplement, d'affirmer que les astres nous influencent, qu'ils gouvernent notre vie, mais d'accepter cela en ajoutant que nous aussi nous influençons les astres, car la Terre, elle-même, n'est qu'un astre parmi les autres, et tout ce qui vit sur elle (ainsi qu'en son intérieur) est de nature astrale. Il n'y a que du ciel, partout, et la Terre en est une portion, un état d'agrégation partiel."
(Emmanuele Coccia, La Vie des plantes, Une métaphysique du mélange, Bibliothèque Rivages, 2016)
"Je parle de pierres qui ont toujours couché dehors ou qui dorment dans leur gîte et la nuit des filons. (...) Elles sont du début de la planète, parfois venues d'une autre étoile. Elles portent alors sur elles la torsion de l'espace comme le stigmate de leur terrible chute. Elles sont d'avant l'homme ; et l'homme, quand il est venu, ne les a pas marquées de l'empreinte de son art ou de son industrie. Il ne les a pas manufacturées, les destinant à quel usage trivial, luxueux ou historique. Elles ne perpétuent que leur propre mémoire."
(Roger Caillois, Pierres, 1966)
"S'il y a un point central dans cet univers, tu es sur la planète qui en est le plus éloigné."
(Luke Skywalker à C3PO, La Guerre des Etoiles, 1977)
Dans l'oeuvre de Cécile Beau, il n'est question que de révélation, dans tous les sens du terme. Révélation comme action de dévoiler, de rendre visible ou audible des phénomènes qui échappent à notre perception immédiate, mais aussi au sens d'épiphanie, d'illumination. Car Cécile Beau ne s'empare pas du réel tel qu'il nous apparaît, mais tel qu'il est en lui-même, au coeur vibrant de la matière, à travers ses strates et ses sous-couches sédimentaires - un réel fragmenté, inorganique et exogène. D'une économie de moyens proche de l'arte povera, mais avec une sensibilité décuplée par un ressenti hors-monde et hors-soi, ses installations s'appuient le plus souvent sur des matériaux pauvres et des dispositifs anti-spectaculaires. Il y est toujours question d'encodage et de décryptage, de formules alchimiques et de physique quantique, de cosmologie et d'archéologie. Accrétions et sédiments, matière noire et bruit de fond de l'univers y sont soutirés d'une réalité physique au seuil du discernement.
Placée sous le signe de l'astrophysique, l'exposition - dont le titre renvoie à la préhistoire - s'attache à explorer l'état transitoire des éléments minéraux, de leur origine cosmique (météorite) à leur transformation en sédiment géologique (roches, pierres, cailloux, sable, poussière), avant d'être accaparée par l'homme comme matière première. Se refusant à trancher entre le vertige métaphysique, l'allégorie poétique ou la rationalité scientifique, Cécile Beau nous place en face d'une forme de science-fiction phénoménologique.
Dans les cyanotypes bleu de Prusse exposés dans la première pièce (" Meteors Ascendances "), analogues à d'antiques parchemins, l'artiste a dressé un thème astral correspondant à la date et l'heure exacte d'impact de météorite sur Terre, entre 1640 et 2016. Ces pierres venues de l'espace seraient-elles porteuses d'une forme de génotype ? Telle une oracle du Quattrocento, elle met en scène la cartographie du ciel en tant qu'outil primordial de connaissance, dans le prolongement de Pythagore, Ptolémée, Hipparque, Kepler, Copernic, Nostradamus ou Tycho Brahé, mais aussi de la branche persane, iranienne et égyptienne de l'astronomie, à l'âge d'or de la civilisation arabo-musulmane. En faisant appel à la lumière UV, la technique du cyanotype vient encore étayer les liens tacites entre le mode graphique de représentation du monde et les rayons solaires. Au centre de la pièce est agencée l'installation " Albedo 0,60 " : un grand bac à gâcher circulaire, cratère sans fond à la surface duquel s'est déposé une pellicule de glace à la blancheur immaculée. Elle reste insensible à la température environnante. Générée par un circuit frigorifique, cette calotte glaciaire renvoie à la transmutation alchimique et au processus de transformation du liquide en solide, par condensation et cristallisation. Cette sculpture " géochronique " se joue à la fois du temps comme durée et comme phénomène météorologique, mais renvoie aussi aux conditions climatiques extrêmes qu'on rencontre dans l'espace ou dans les zones dépeuplées du Grand Nord.
Mais l'artiste n'est pas dupe de ses effets et un rire sous cape vient contrebalancer l'austérité du dispositif. En usant de subterfuges low-tech et low-cost pour figurer ce gigantisme cosmique, hors de portée humaine, Beau a eu recours à des matériaux de chantier, en lien direct avec l'activité la plus terre-à-terre qui soit : la maçonnerie. Dans " Accrétion " la seconde pièce, accompagnée d'un poème de Bertrand Rigaux, une bétonnière noire laisse entendre le caramboe des gravats contre ses parois métalliques. Dans le tambour s'entrechoquent des minéraux monochromes : charbon, pierre volcanique et sable noir. La rotation de cet outil industriel, au bourdonnement intempestif, se fait l'écho du système héliocentrique et de la formation de la matière noire, mais sur un mode rudimentaire et prosaïque qui renvoie au labeur du maçon, malicieusement rapproché de celui d'un démiurge. Des demie-sphères, dont la texture veinée et le relief terreux rappelle ceux d'astres lointains, sont accrochées au mur selon une ligne horizontale désaxé, reconfigurant cette cosmogonie au sein même de la galerie. Une manière, aussi, de réhabiliter la tâche originelle de l'artiste, qui consiste à révéler des mondes inconnus et à questionner la nature du réel. Au-delà de leur fascinante aura qui bouscule la matrice ontologique, l'oeuvre délicate et subtile de Cécile Beau dresse une véritable topographie du biotope terrestre et des éléments - minérales, gazeux ou végétaux - qui en forment la substance, suivant le cheminement d'une pensée nourrie de sciences et de poésie, d'occultisme et de philosophie. En jouant ainsi avec la matière dans son inscription géologique et thermique, par-delà notre perception " terrestre " du temps et de l'espace, l'artiste invite à penser le monde autrement et ouvre de nouveaux horizons à la compréhension de la réalité. Et révèle que nous sommes bien plus étrangers qu'on ne le pense à notre environnement, dont elle cherche inlassablement à percer le mystère.
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"Eclats de temps" par Philippe Boisnard
L'humanité, prise dans le vertige égocentrique, ne semble penser que sa propre temporalité. La question de l'anthropocène montre parfaitement cela. Le monde se réduirait ainsi à sa seule prise en compte, son regard ne dépassant pas sa propre espèce. Heidegger analysant l'ère de la technique, la suprématie d'un Gestell (arraisonnement), comme intentionnalité profonde de notre constitution de la vérité occultant toute autre appréhension, explicite parfaitement cela. Le réel et l'ensemble des étants qui le constituent ne sont plus que des matières premières pour sa propre existence. Même dans les conceptions écologiques, c'est l'essence de la technique qui est portée, c'est la temporalité humaine qui est imposée au vivant, qui est l'étalon de la prise en compte des autres espèces. L'écologie est en quelque sorte le discours de régulation des matières premières nécessaires à notre propre survie. Ainsi l'homme s'est enfermé dans son propre temps. Individuellement il est obnubilé par sa seule finitude, constituée comme quantité, stock de temps. Collectivement, il subordonne toute réalité à sa seule espèce. Narcissisme de la conscience de soi, le temps du monde imploserait dans celui de sa propre histoire.
Le travail de Cécile Beau déporte l'attention de cette limite intérieure de la constitution du temps, ouvre à des dimensions multiples de temporalité non anthropologiquement réductibles. Chacune de ses oeuvres semblent apparaître comme des éclats de temps répondant de réalités distinctes voire hétérogènes.
Par la focale sur des temps singuliers, elle ouvre un éventail de prismes temporels. Ses oeuvres naissent dans un contact étroit aux choses, sont liées à la transpassibilité de son être aux temporalités hétérogènes des matières. La transpassibilité - concept que je reprends à Maldiney - est cette possibilité pour l'homme d'être touché par ce qui survient sans le réduire à sa propre préoccupation, à ses propres projets. La transpassibilité c'est laisser paraître l'être de la chose en tant que la chose se donne à partir d'elle-même et non pas à partir du sujet humain. À propos de Cidad, l'artiste écrit que l'oeuvre est " une minéralisation ayant changé d'échelle temporelle vers une activité organique autonome". À travers ses oeuvres, c'est cette autonomie qui est décelée et dévoilée. L'autonomie organique de la chose, exige pour le regardeur de se laisser toucher par la loi singulière d'une chose en tant qu'elle est, et non pas de la réduire à notre propre rationalité, compréhension. Dans cette autonomie, dès lors, peut apparaître de l'obscur, de l'insaisissable.
Les minéraux, dans leur trois genres, paraissent immobiles. Ils sont immobiles, si on se tient face à eux selon notre propre finitude. Ils paraissent ne pas avoir de monde. Insensibles, inorganiques. Leur temps semble suspendu comparé à notre propre durée.
Avec Particules, Cécile Beau présente une diffraction temporelle de ces deux temporalités : celle de l'homme, celle du minéral. Particules se présente comme un dispositif mural qui repose sur deux séries : une série de roches, disposées sur un mur selon un double repère : abscisse et ordonnée, qui représente leur datation et la profondeur de leur formation. Ces minéraux sont entaillés. Une tranche a été coupée et retirée. Cette partie retirée a été broyée et réduite en poussière, puis mise dans un sablier. Le sablier, comme le rappelle le titre de Junger Le traité du sablier, est le signe de notre propre temporalité. La mort dans sa figuration classique tient celui-ci, marquant notre irrémédiable être pour la mort. Deux temps se font écho, deux temps se confrontent et se rencontrent. Le temps humain, qui se joue dans le retournement du sablier, et le temps minéral, long, qui est dans l'immobilité du minéral. En quelque sorte, représentation de la phrase du Timée de Platon posée dans l'univers matériel. Le sablier est le nombre de ce temps éternel de la pierre. Par cet écart et cette proximité, notre temps devient fragile et se révèle relativement à cet autre temps. Notre temps se révélant laisse apparaître la temporalité du minéral. Particules, donne à voir dans l'écart un temps de la chose qui échappe à notre temps. Inlassablement, je pourrai retourner le sablier, irrémédiablement, la temporalité de la chose s'échappera de mon décompte.
Mais la vision de Cécile Beau ne fait pas que disjoindre ces temporalités, elle interroge aussi l'infime des temporalités minérales, des temporalités micro-organiques.
Dans Still alive, il ne s'agit pas seulement de confronter des formes de temporalité. Il s'agit d'abord de voir du temps, de rendre sensible une temporalité lente et inapparente. Sur un mur, trois goute à goute. En dessous de chacun d'eux, trois pierres calcaires. Une pierre corallienne, un calcaire sédimentaire, et un calcaire recouvert de mousse. Ce qui goute est différent pour chaque dispositif : de l'acide chlorhydrique pour la première, du vinaigre cristal pour la seconde, et enfin de l'eau. Peu à peu une métamorphose va se constituer pour chacune des pierres. L'acide chlorhydrique crée une érosion, le vinaigre une cristallisation, et l'eau amène une lente croissance du lichen. Ces trois mutations ouvrent trois déploiements temporels distincts. Les trois dispositifs semblent similaires, le goute à goute identique rythmiquement, mais l'observation rencontre trois modalités temporelles distinctes, qui produisent trois métamorphoses : de l'érosion à la vie. "Ces pierres sont le témoignage d'une matière en déplacement, en mutation; une évolution rendu visible à l'échelle humaine", écrit-elle.
Ce travail de l'apparaître de l'invisibilité organique peut aussi passer par le son, c'est ce qu'elle crée avec Sporophore. Face à nous deux troncs d'arbres morts, deux corps végétaux décharnés morts, sur lesquels ont poussé des champignons. Tout semble immobile. Cristallisé dans l'immobilité. Ceci renforcé par le sol qui est fait de cristaux de sel. Pris dans la suspension de cette mort, cependant, des sons grouillants se font entendre. Ces sons proviennent des champignons. Par un dispositif fin et invisible, sont amplifiées les sonorités de cette vie inaudible, invisible des champignons. Le dispositif sonore révèle le temps grouillant de cette vie inapparente. Temporalité sonore qui outre-passe la croyance temporelle humaine.
Ce que l'artiste explore est en quelque sorte l'infra-réalité temporelle de la matière. Ce qui invisiblement bat au coeur des minéraux ou végétaux qu'elle choisit d'observer. Ces oeuvres sont comme des appareils de perception du temps, des formes de microscopes artistiques qui amplifient les degrés de réalité qui nous sont imperceptibles.
Cette amplification passe aussi par la friction temporelle. Particules en était déjà le signe, une oeuvre comme Virga en est le parfait exemple. La friction temporelle n'est pas à confondre avec la fiction temporelle, comme pourrait l'être Cosmogonie sur laquelle je reviendrai. La friction temporelle n'est pas une invention de temporalité, mais la mise en dispositif selon une forme de frottement, de deux temporalités. Virga est une oeuvre simple au premier abord. Elle semble se donner d'un coup, sans que nous puissions nous saisir de l'hétérogénéité qui la constitue. Face au regardeur : une fontaine, le bassin est gelé. Ce phénomène semble contradictoire avec le moment où nous nous situons. Déplacement, décalage saisonnier, bégaiement du temps où deux saisons se rencontrent. "Une zone où temps-météorologique et temps-durée s'entremêlent, se suspendent". La friction temporelle destabilise l'appréhension de l'oeuvre. L'oeuvre n'est pas seulement une autre chose que moi, mais elle semble être dans une autre dimension que moi. Dimension parallèle, flash-back, flash-forward ? Ce que j'observe ne devrait pas avoir lieu, là, maintenant. Et pourtant est. La friction temporelle permet de rendre sensible la différence en nous faisant ressentir l'étrangeté de notre propre instant.
La friction temporelle présente en ce sens un paradoxe temporel dans l'entrelacement du temps. Ceci apparaît aussi avec Specimens : dans des aquariums, des végétaux étranges nous font face, plongés dans un liquide chimique. Ils semblent pétrifiés dans ce bain. Le son qui se déplie, est constitué de fréquences électro-magnétiques d'astres : le son est envoyé dans le liquide puis capté par un hydrophone. Ce son cosmique devient le son de ces végétaux des abysses. Liaison et mutation de deux réalités organiques; interpénétration de deux temps : celui du cosmos et celui de la profondeur liquide, quasi amniotique.
Les frictions, les dévoilements, les mutations qui constituent l'oeuvre de Cécile Beau, d'aucune manière ne proposent de dialectique. En effet, la compréhension dialectique tient à la possibilité à partir des identités et de leur différence de poser une forme de réconciliation, qui comme l'énonçait Hegel, amène à ce que le "réel soit rationnel, et que le rationnel soit le réel". En dernier ressort, dans ses oeuvres, la différence n'est jamais subsumée sous la vérité de la temporalité humaine. Cosmogonie nous expose à cela par son étrangeté. Une matière noire, assez indéfinissable, tout droit sortie on pourrait croire d'un imaginaire lynchien, bouge circulairement. Une forme de tourbillon de matière noire, une forme cosmique sans luminosité. "Cosmogonie suggère une autre temporalité, une allégorie d'une galaxie en formation" écrit-elle avec Nicolas Montgermont le co-créateur de cette pièce. Cosmogonie signifie la génération d'un cosmos, d'un ordre. Mais cette naissance n'est pas de l'ordre de la matière positive, mais de la matière invisible. Les deux artistes font référence ici par la noirceur à la matière noire en astrophysique, matière qui constituant notre univers serait pourtant en retrait par rapport à l'apparaître. Cette autre temporalité ne peut être saisie par la nôtre. Cette oeuvre renvoie à ce qui jamais ne pourra tomber dans notre appréhension. Ce que pose Cécile Beau ce sont des positions et des frictions entre celles-ci, et non pas des réconciliation. Elle cherche à conserver à travers ses oeuvres la singularité d'étrangeté des mondes qu'elle invente.
Formation, mutation, cristallisation, friction, décomposition, grouillements imperceptibles, résolument tournées vers le temps, le travail de Cécile Beau laisse miroiter les éclats des différents modes temporels de la matière. Déplaçant le prisme de la perception, acceptant le touché des choses, elle crée des mondes de donation temporelle, où la perception du regardeur s'imprègne de rythmes d'être qui se sont plus de l'ordre humain. Invitation transfigurante du sensible temporel, elle nous initie à des mondes non-humains.
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"Anthropofuge", par Thomas Schlesser
Un important mouvement de la production artistique contemporaine, qu'on pourrait qualifier d'anthropofuge, cherche à désaxer le regard pour l'inviter à voir, ou ressentir, un univers dont l'humanité est écartée, et même tout à fait exclue (citons entre autres Richard Long, Pierre Huyghe, Fabien Giraud et Raphael Siboni...). Cécile Beau est, parmi la nouvelle génération, une des figures incontournables de ce mouvement, et participe à la découverte d'autres réalités, d'autres perceptions, d'autres échelles.
Dans son oeuvre, elle convoque les découvertes scientifiques (Kepler, par exemple), qui actent tout à la fois l'immensité spatiotemporelle, l'excentrement et la modicité de l'être humain. Il n'est d'ailleurs pas interdit, au-delà de de la puissance plastique et poétique de son oeuvre, d'y gouter une vraie dimension didactique, et de la considérer aussi comme outil de connaissance.
Mais il faut noter surtout chez elle une propension à exposer, de manière très éclectique (principalement des installations, mais également des impressions), la matière en soi, telle qu'en elle-même, et dépourvue de d'affects : la présence brute des minéraux, des végétaux, des gaz, des ondes lumineuses ou liquide. Cette matière est ensuite mise en espace, pour rendre sensible, tangible, la sensation de temporalités extraordinairement étendues : à la fois des dégradations courant sur des millénaires, et des développements naturels potentiels. Ses matériaux, quoique bien présents et puissants, sont donc toujours l'expression d'un état transitoire entre un passé inaccessible et un avenir incertain, racontant une histoire - tellurique et cosmique - qui n'est pas vraiment celle de l'humain.
Toutefois, loin de succomber à la sécheresse du minimalisme, Cécile Beau travaille, par la surprise visuelle (le renversement, le fait de tronquer...), mais aussi par l'intervention sonore, à des connexions entre l'humanité et l'immense substrat invisible, imperceptible, immémorial dont elle est absente. Et c'est très exactement ces recherches, ces efforts de mise en rapport qui me semblent aujourd'hui relever de l'intérêt général. En effet, notre contemporanéité est marquée par un tragique divorce : l'histoire humaine s'est confortée dans une grande cécité à l'endroit de l'histoire naturelle, précipitant par là une véritable folie écocidaire.
Or, sans jamais donner aucune leçon ni céder à l'engagement militant, mais en faisant simplement vivre des formes avec une qualité suggestive et une originalité exceptionnelles, Cécile Beau me parait réussir un tressage d'histoires devenues étanches les unes aux autres.
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"Fabrique de l'étrangeté", par Émile Soulier
Composée d'installations où le son, l'image et l'objet entretiennent des rapports étroits et multiples, l'oeuvre de Cécile Beau s'élabore dans l'adoption de points de fuite contradictoires. Le visible et l'invisible se mélangent. Le pur et l'impur s'entremêlent. Les radars de la perception s'étourdissent, embués par d'énigmatiques et atemporels bruissements. Ce sont des forêts, des rivières, des horizons et des brumes qui respirent comme aux premières heures du jour. Ce sont aussi des machines, des mécanismes, des usines, des illusions et des échantillons, témoins d'une attention quasi clinique portée sur les choses, la lame de son scalpel ouvrant des perspectives sensorielles, sous des lumières étales et selon des profondeurs de champ pour le moins hallucinées.
Avec une certaine pudeur et non sans quelques doses de malice, l'artiste semble vouloir dissimuler sa boîte à outils, que l'on devine équipée d'appareils numériques et de dispositifs électroniques. Elle enfouit ces instruments sous les racines des arbres, les galets des grèves et les nuages de vapeur, habillés d'éléments végétaux et minéraux décontextualisés, extraits et réagencés. Les matières organiques apparaissent bientôt nimbées de mystère dans les espaces vides qui les accueillent. Leur austérité devient irremplaçable. C'est une oeuvre dénuée de présence humaine, saturée d'air, d'eau et de minéraux, où le seul corps réellement détectable demeure celui du spectateur, hissé au rang de protagoniste et invité à se perdre dans un réseau de stimulis feutrés et assourdis. Le monde réel apparaît en filigrane dans la trame des échantillons sonores. Les bruits appartiennent à l'ordinaire, mais les processus d'amplification, de dissimulation, de spatialisation et d'infiltration mis en oeuvre les métamorphosent.
À rebours de nombre d'installations visibles aujourd'hui dans les musées, il ne s'agit pas ici de jouer sur les différentes formes possibles de l'immersion ou de l'enveloppement du spectateur. Les phénomènes acoustiques et visuels tels qu'ils se manifestent une fois ouvragés par Cécile Beau se tiennent à distance, comme les êtres insoupçonnés d'un biotope microscopique. L'appareil perceptif les poursuit à la façon d'un autofocus, travaillant le discernement et fouillant l'inaudible. Les yeux se déssillent. Les tympans se délient. Pour rassembler le matériau de ses pièces, Cécile Beau s'emploie à travailler des pratiques comme la collecte, l'enregistrement ou le découpage. Elle arpente le réel pour s'approvisionner en fragments, puis sélectionne, dispose, fusionne et croise, de sorte que naissent d'étranges hybrides, que le spectateur sera invité à découvrir. Les lieux brillent par le vide qu'il contiennent. Les sons interpellent par le silence qu'ils enferment. Les atmosphères irréelles, presque mutantes, agissent comme des réceptacles, où la conscience investigatrice se retrouve comme prise au piège. Comme dans une séquence cinématographique qui se serait brusquement coagulée et précipitée sous forme de matière, le temps et l'espace entrent en collision.
Les travaux de Cécile Beau s'offrent moins sur le mode du spectacle, lequel serait travaillé de l'intérieur par une dramaturgie et des effets de décor, que sur celui de l'expérience, définie comme mise à l'épreuve personnelle d'une chose, d'une matière, d'une structure ou d'un phénomène. Chaque nouvelle série, chaque nouveau projet se décale par rapport aux précédents tout en demeurant avec eux dans une sorte de résonance. D'une certaine manière, tous entretiennent un rapport privilégié avec la contemplation, notamment dans le rythme qu'ils impriment sur celui qui les confronte. Si la contemplation est incroyablement multiple dans ses formes et ses occurrences, elle nécessite presque toujours la lenteur et la disponibilité du corps. Elle opère une mise en oscillation de l'intériorité et de l'extériorité. Le bruissement confus des idées, des souvenirs et des désirs entre en contact avec les présences et les dispositifs sensoriels des objets et des phénomènes sensibles. Les sens s'ouvrent et se referment. La mémoire chuchote des impressions imprévues. L'intellect fredonne des enchaînements de mots et de gestes. L'amnésie du spectateur entre en mouvement, à la manière d'un ressac, ou d'une marée qui, en se retirant, laisserait finalement entrevoir d'énigmatiques vestiges.
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"Un diorama au temps des Song du Nord"[1], par Aurélien Mole
Entamer un texte en évoquant les dernières avancées en matière de réalité virtuelle ou de réalité augmentée, c'est s'exposer à une obsolescence rapide de son propos. Pourtant, de Zeuxis à Avatar, l'illusion de réalité n'a cessée de faire l'objet de perfectionnements parallèlement aux avancées technologiques. Si la 3D est aussi vieille que la photographie avec l'invention des procédés stéréoscopiques qui exploitent déjà les propriétés de la vision binoculaire, les dispositifs de réalité virtuelle générés par ordinateur ont des sources plus anciennes encore sous la forme des dioramas qui fleurirent au XIXe siècle. Ces attractions fonctionnaient selon un point de vue central porté sur des scènes spectaculaires représentées en peinture de façon panoramique. Il faut certainement voir dans le diorama un des ancêtres du cinéma qui dès son origine avait caressé l'idée d'associer le son et l'image. Bref, concentrer en un même point le maximum de sensations.
Principalement sonore, le travail de Cécile Beau ne se départit pas de certaines qualités visuelles où planent l'ombre du diorama. Comme le spectateur de ces théâtres de peinture, celui qui veut expérimenter Biale doit franchir un couloir sombre avant de déboucher dans un espace vivement éclairé. Dans ce cube blanc moderniste quatre photographies panoramiques de paysage hivernal sont accrochées dans les angles. De prime abord le dispositif semble scopique, puisque tout est fait ici pour que le regard glisse sans rencontrer d'obstacles : les angles verticaux de la salle se dissolvent en courbes et la pâleur des images rend leurs marges à peine distinctes des murs, du plafond et du sol blancs. Cependant, de la même façon que le blizzard révèle les fragments d'un paysage intermittent au voyageur qui le traverse, des détails commencent à apparaître au fur et à mesure que la vision s'adapte à l'intensité lumineuse. Les images montent comme sous l'effet chimique du révélateur et le son qui émane des tirages photographiques modifie la perception des détails à leur surface.
Si le diorama est un dispositif immersif, il n'en demeure pas moins qu'il s'organise autour d'une perspective rigoureusement déterminée par un point de vue. La transition entre l'espace illusionniste de la peinture et l'espace réel du spectateur s'effectue ainsi au moyen de véritables objets qui se prolongent parfois en perspective peinte. Akmuo qui présente littéralement une portion rectangulaire d'un lit de rivière asséchée n'est pas sans évoquer ces objets hybrides. Mais ici, l'oeuvre dont émergent différentes textures sonores évoquant le trajet souterrain de l'eau se prolongerait plutôt sous la forme d'une perspective acoustique. La présence physique des objets serait alors déployée sur un plan auditif. Cette notion de point de vue se retrouve dans la pièce intitulée (c=1/√ρχ) qui offre de prime abord l'apparence d'une cité de science-fiction dans un paysage nocturne. Objets lumineux plongés dans l'obscurité, des instruments de chimie en verre sont emboités les uns dans les autres selon un principe de distillerie sonore. A l'entrée de l'installation, un haut parleur diffusant différents bruits en provenance de l'extérieur. Lorsqu'ils ressortent de ce parcours effectué à 340,29 m/s, un micro les capte afin de les amplifier. L'installation associe poétiquement la transparence du verre et l'invisibilité du son afin de réaliser une architecture qui s'écoute. Comme c'est souvent le cas chez Cécile Beau, le son redouble la vision qui parcourt la surface des objets qu'elle crée. Cependant, ici, la transparence du matériau rend sensible un déplacement intérieur. La cornue, l'alambic ou le serpentin sont autant de chambres d'écho qui produisent théoriquement une distorsion qui leur est singulière sur les sons qui les traversent. Cet intérieur d'une forme est ainsi rendue sensible par l'altération sonore qu'il produit.
Ce principe d'analogies est au coeur de Vallen : un quadrilatère noir légèrement incurvé qui accueille en son centre une flaque d'eau. La surface de celle-ci est agitée d'ondes concentriques quand un haut-parleur situé sous le liquide émet un bruit de goutte d'eau. Jusqu'à l'arrivée du numérique, les enregistrements s'effectuaient selon des systèmes analogiques basés sur des principes d'équivalence : soumise à une forte intensité sonore, une membrane imprimait un mouvement de plus grande amplitude à un stylet qui gravait à son tour un sillon plus profond sur l'étain des premiers rouleaux Edison. A n'en pas douter, Vallen retranscrit une forme à partir d'un son, puisque ce qui s'imprime sur la surface liquide est l'apparence d'une goutte invisible dont les contours sont intimement liés au son qui les produit.
Tout comme les peintres de diorama qui effectuaient des recherches pour rendre plus véridiques et saisissantes les scènes qu'ils représentaient, Cécile Beau associe document et une certaine forme de spectacle. Ainsi la collecte des sons est une phase proprement documentaire qui nécessite le déplacement de l'artiste sur des sites spécifiques et un choix dans les dispositifs techniques de captation[2]. Mais contrairement aux installations d'un Robert Smithson, les pièces de Cécile Beau ne renvoient pas à un lieu hors de l'espace d'exposition. Les enregistrements, recomposition d'un événement décomposé, sont minutieusement travaillés selon un mode expressif. A la manière de la peinture chinoise des X et XIe siècles qui visait à créer un univers complet dont la réalité soit parallèle à celle du monde extérieur, les pièces de Cécile Beau se constituent en microcosmes ou en macrocosmes selon qu'elles tiennent à distance ou englobent le spectateur. Et s'il fallait donner une image de ce travail, image paradoxale dont la matérialisation à l'esprit nécessiterait un certain temps, ce serait celle d'un diorama présentant sur toute sa surface circulaire un paysage lyrique de Fan Kuan[3].
[1]Les Song du Nord sont une dynastie chinoise qui régna de 960 à 1126.
[2]La bande son de Champs est un arrangement de bruits générés par des éoliennes, des conteurs électriques ou des turbines hydrauliques captés par un micro et un piedzo (micro contact).
[3] Fan Kuan, né vers le milieu du Xe siècle, il était encore en vie aux alentours de 1025. Il est le peintre du paysage envisagé tant comme expérience spirituelle que comme création plastique.
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"De l'autre coté du réel", par Daria de Beauvais
Le travail de Cécile Beau, qui peut être défini comme relevant d'une "science-fiction pauvre", propose de véritables expériences sensorielles qui nous plongent dans des univers le plus souvent réalistes mais comportant un supplément fictif qui leur confèrent toute leur poésie. Végétaux ou minéraux sont ainsi mis en scène, dans des oeuvres dont les titres mystérieux empruntent souvent aux langues étrangères. Comme dans un rêve éveillé, les racines des arbres pendent du plafond, des néons créent des coups de tonnerre, et toute une machinerie illusionniste à la Méliès se cache derrière des oeuvres d'une troublante beauté. L'artiste "arpente le réel pour s'approvisionner en fragments" (Emile Soulier) afin de créer ces oeuvres hybrides et énigmatiques générant des atmosphères fantomatiques.
Cécile Beau s'intéresse essentiellement à la notion de territoire ou de paysage comme appropriation mentale d'un lieu, ou comme outil pour atteindre un au-delà du visible. Des paysages dans lesquels toute présence humaine a disparu - ou peut-être n'a jamais existé -, des oeuvres d'une poésie austère. Proposant des visions d'ensemble ou de détail, elle impose au spectateur de consacrer un minimum de temps à ses oeuvres : en effet, ses images sont difficilement perceptibles, et ne se laissent découvrir que peu à peu, permettant d'appréhender les composants et les subtiles variations qui les unit. Un environnement sonore se laisse deviner, transformant peu à peu le rapport à l'oeuvre en expérience totale. Des images à première vue familières (une forêt, le lit d'une rivière asséchée) basculent dans l'inconnu, offrant une hallucination visuelle et sonore tout en proposant un pan de nature sauvage dans un cadre urbain.
Biale ("blanc" en Polonais, 2007) s'apparente à première vue à une peinture ou à un dessin. En réalité, un ensemble de photographies panoramiques de paysages enneigés aux bords recourbés, d'une blancheur éblouissante, laissent apparaitre au fur et à mesure de leur contemplation une ligne d'horizon très fine, comme un travelling arrêté net. En s'approchant, le visiteur perçoit des sons étranges, sous forme de bruissement hivernal, venteux et distordu. Vallen ( "tomber" en néerlandais, 2009) est une installation troublant les sens : de manière aléatoire, le bruit d'une goutte d'eau qui tombe est accompagné de cercles concentriques se formant à la surface d'une flaque d'encre de Chine présentée au sol. Seul un examen attentif permet de comprendre que tout n'est qu'illusion, que le temps est suspendu et que pas la moindre goutte d'eau n'intervient dans le processus. Ainsi il apparait que l'artiste ne propose pas des scénarios préétablis mais au contraire lance des pistes dans lesquelles le spectateur peut perdre ses repères à loisir.
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Leïla Simon, Art press, numero 396, janvier 2013
La perte de repère est récurrente dans le travail de Cécile Beau. Confusion, quand on croit voir ou entendre quelque chose qui nous est familier puis que l'on découvre progressivement que tel n'est pas le cas et vice versa. Déstabilisation, lorsque le visiteur doit longer un couloir obscur pour déboucher dans un espace blanc très lumineux, Biale (2007). Perturbation, face à un changement d'échelle pour Suma (2010) forêt composée d'arbres miniatures présentée en hauteur sur un socle. Trouble, lorsqu'on voit des cercles concentriques dessinés sur une flaque et que l'on entend le bruit d'une goutte d'eau sans pour autant la voir, Vallen (2009). Désorientation, avec L'envers (2010-2012) arbre à deux têtes touchant et le sol et le plafond. Brouillage de piste avec les bandes sonores associant des sons proches de ce que l'on voit et en même temps tissés, agencés avec d'autres difficilement identifiables. A l'instar de Akmuo (2009) qui est un lit de rivière asséché installé dans un bac et d'où s'échappent des sons d'écoulements d'eau dans une atmosphère lunaire. Ou de Biale, hiver interminable au temps suspendu que la bande son vient contredire et bouleverser.
Cécile Beau opère souvent des changements d'échelle et crée des contrastes entre ce que l'on voit et ce que l'on entend. Ce que l'on voit peut être une miniature (Suma) ou délicatement perceptible (Fodere, Biale, Nebbiu). Alors que ce que l'on entend a été amplifié (Suma, C=1/√ρχ). L'élément visuel est fixe, immobile, stagnant ou imprimé. Le mouvement est créé par les sons, voire même par leur diffusion, leur résonance qui actionneront l'oeuvre (Vallen et Sillage). Par cette circulation les sons peuvent être parfois remodelés jusqu'à en perdre leur texture première (C=1/√ρχ). Le son apporte une notion de temps qui s'écoule, de durée contrastant avec celle figée et suspendue du visuel.Le son se retrouve également dans la musicalité des titres choisis par Cécile Beau. Souvent tirés d'une langue étrangère, telle une énigme à élucider leur(s) signification(s) ne se révèle(nt) pas tout de suite et contribue(nt) à cette idée de voyage, de traversée, d'évasion, de découverte...
Le paysage est également récurrent dans le travail de Cécile Beau qui ne cherche pas à imiter la nature mais plus à l'élucider, à en exprimer une réalité cachée, à multiplier les points de vue, les points d'écoute. Démarche comparable à celle des romantiques allemands mais avec une iconographie, atmosphère évoquant l'univers de la science-fiction dans une esthétique proche du minimal. Paysage ou plus exactement bout de paysage. Ce que l'on voit, ce que l'on entend est un extrait de quelque chose de beaucoup plus vaste que l'on peut achever mentalement, concevoir par extrapolation. Biale est un panorama à reconstituer où les motifs et le fond fusionnent à l'instar de la série Nebbiu. Le trouble se ressent également à travers cette pratique du paysage où l'on suppose une présence humaine. Absence qui se fait à la fois cruellement et délicieusement ressentir. Tel un paysage du futur, de pure fiction C=1/√ρχ, ville fantôme aux architectures de verres, produit en effet cette sensation.L'artiste, tel un démiurge, maîtrise, crée une nature et les sons inhérents. A l'instar de Suma et Akmuo évoqués plus haut. De même qu'avec l'installation Sillage, au liquide noir ondulatoire dans lequel vient se mirer un composant artificiel, quadrillage rigoureux et scientifique d'une grille, Cécile Beau en collaboration avec Nicolas Montgermont évoque cette fois-ci un événement générateur d'effroi de l'ordre du terrestre, du tellurique, d'une dynamique géologique.
L'espace est aussi présent dans le travail de Cécile Beau. Diffusion d'espace avec les variations sonores découlant de l'architecture musicale et poétique de C=1/√ρχ. Impression d'espace avec les lignes d'horizon fossilisées de Fodere ou les paysages extraterrestres de Empreinte ou Phénomène. Appréhension de l'Espace ou plus exactement exploration de l'Espace à travers des mirages, des fragments où l'Univers y est décortiqué, analysé. Une pierre extraite d'une planète inconnue est plongée dans un aquarium au liquide bleu électrique (Specimen, 2012). Le son qui s'en dégage a pour fonction, ici, de réanimer cet échantillon. Chondrite Carbonée pourrait être les miettes de cette même terre inconnue. Les titres de ces oeuvres récentes viennent également étayées cette idée d'analyse en donnant la liste de composés chimiques.
Cécile Beau nous propose de ressentir et d'observer des paysages, d'accéder à des contrées lointaines aux temporalités différées. Ces découvertes sont de l'ordre du merveilleux défiant l'espace et le temps, où l'artiste y dessine de l'étrangeté à la sérénité diffuse. Alors que son travail pourrait s'arrêter sur une contemplation poétique elle nous propose diverses lectures aux multiples citations nous incitant à l'évasion dans une immensité retenue.
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"Continuum", par Arnaud Stines
Continuum exprime une continuité dans l'espace ou le temps. De cette vision du monde comme un ensemble d'éléments que l'on peut appréhender de façon continu, Cécile Beau et Nicolas Montgermont proposent un ensemble d'oeuvres qui mettent en jeu la perception de l'univers à partir des ondes qui le parcourent. De la perception de l'activité sismique à l'écoute des astres les plus lointains, du bruit de la Terre au rythme des étoiles, l'exposition rend perceptible ce qui dépasse l'échelle humaine. Elle s'articule autour de trois oeuvres conçues spécifiquement pour Rurart.
Sillage prend la forme d'un bassin rempli d'une eau d'un noir profond sur laquelle est projeté un quadrillage fin et régulier, repère topographique mettant en évidence la parfaite planéité du liquide. Régulièrement un grondement lointain, souterrain, vient troubler le silence. La vibration parcours le corps du visiteur. Sur le plan d'eau une onde se propage, déformant la grille lumineuse. Puis tout redevient paisible, jusqu'à la secousse suivante. A partir des signaux enregistrés par différents capteurs lors d'un tremblement de terre au Chili en 2008, les artistes ont reproduit les sons et les ondes telluriques du séisme. L'oeuvre s'apparente ainsi à une sculpture d'ondes sismiques. Un peu plus loin, sur un mur un caisson lumineux fait écho à Sillage : l'enregistrement du séisme chilien prend ici la forme d'une radiographie médicale, à la fois trace fixe de l'onde dynamique perçue par le visiteur et auscultation clinique des entrailles terrestres. Jeu de marabout, Radiographie c'est aussi le nom d'une autre oeuvre de ce Continuum, qui consiste en une antenne décamétrique destinée à capter les ondes radio émises par le Soleil ou Jupiter, les deux astres du système solaire les plus rayonnant. L'antenne agit comme un révélateur, elle rend perceptible à l'échelle humaine les ondes électromagnétiques qui circulent d'un bout à l'autre de l'univers, elle raccourcit les distances, faisant fi des centaines de millions de kilomètres qui séparent les planètes émettrices de la Terre. Par ce totem technologique, le son des corps célestes parvient jusqu'à nous, comme un fil d'infini à la beauté indéchiffrable, à la rayonnante poésie. Sur les murs de la salle d'exposition, un vidéo projecteur rend visible le spectre sonore. Les différentes fréquences captées s'entrecroisent en autant de courbes et de pics. La lumière immatérielle de la projection fait écho à l'immatérialité des ondes enregistrées. Nouveau changement d'échelle avec Cosmogonie, oeuvre qui prend le pouls d'une galaxie. Au sol une matière noire, informe, fibreuse, composée de particules diverses, poussières disparates qui se répendent et s'amoncellent sur quelques mètres carrés. L'ensemble est animé d'un léger mouvement en son centre, à peine perceptible, sorte de vortex immobile qui entraine l'ensemble de la masse sombre, de ses limites extérieures vers son origine. La sculpture se meut imperceptiblement. Et pourtant elle tourne, serait-on tenté d'ajouter. Le matériau de l'oeuvre fait référence à la matière noire qui, en astrophysique, désigne une catégorie de matière théorique, hypothétique, inobservable, non détectée, qui composerait 80 pourcent de la masse des galaxies et conditionnerait leur vitesse de déplacement. Ainsi une substance invisible emplirait l'univers. Après avoir matérialisé les ondes, les artistes rendent visible la matière invisible par cette sculpture au sol qui multiplie les paradoxes, oeuvre à la fois formelle et informe, statique et dynamique, matérielle et insaisissable.
Une clé de la démarche artistique de Cécile Beau réside justement dans ce flirt avec les limites de la représentation. Les phénomènes naturels, orages, tremblements de terre, gel, les ondes, les signaux, l'activité spatiale ou souterraine constituent l'inspiration première du travail de l'artiste. De ces sources situées aux frontières sensibles et physiques du monde, Cécile Beau tire une oeuvre qui explore les limites des possibilités plastiques des matériaux, comme en témoignent ses pièces antérieures, où l'eau rend l'onde visible, où le son est distillé à la manière d'un fluide, où la glace forme une sculpture amenée à disparaître, où la lumière du néon se fait l'écho sonore et visuel de l'éclair d'un orage. La photographie n'échappe pas à cette recherche des limites plastiques. Le continuum parcourt un territoire qui se déploie de l'infra-terrestre à l'extra-galactique. Avec Nicolas Montgermont, Cécile Beau y poursuit son exploration des limites de la perception sensible pour construire une oeuvre qui exploite les limites de la représentation esthétique. En montrant l'invisible, les artistes se situent ainsi à la fois aux frontières du spectre sensible et du spectre artistique. Dans les deux cas ils explorent de nouveaux territoires.
Cécile Beau est lauréate 2011 du prix des Amis du Palais de Tokyo. Elle est diplômée des Beaux arts de Marseille et du Studio national du Fresnoy.Chercheur et artiste, enseignant à l'école nationale supérieure Louis Lumière, Nicolas Montgermont étudie les relations entre art, sciences et médium en utilisant l'ordinateur comme un atelier. Après une formation en traitement du signal, il étudie les sciences appliquées à la musique à l'IRCAM (institution dédiée à la recherche et la création musicale contemporaine), s'intéressant particulièrement au contrôle de la synthèse sonore et visuelle.
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Texte par Leslie Compan
Forgée par les paysages pyrénéens et montagneux, l'approche artistique de Cécile Beau tient à la perception et l'expérience d'un territoire. À la lisière du réel et du fictionnel, les oeuvres perturbent les repères sensoriels qui nous permettent habituellement d'analyser les éléments et de nous situer au sein du monde environnant.
L'installation intitulée Biale brouille successivement la perception sonore et visuelle pour mettre les mécanismes des sens à l'épreuve. La faible rumeur qui émane de Biale invite le spectateur à pénétrer l'espace même de l'oeuvre. La blancheur assourdissante qui inonde l'espace intérieur semble faire vibrer le son encore indistinct et sature momentanément la vue et l'ouïe, avant qu'elles ne recouvrent lentement leur capacité. Là, émerge peu à peu du regard encore vacillant du spectateur, une série photographique de paysages enneigés, rythmés par la seule ligne d'horizon qui dessine au fil des images un véritable panorama.
Le dispositif mis en place dresse une géographie mentale qui pose les éléments d'une situation spatiale et temporelle détournée du réel. Réalisées en Pologne, ces photographies captent avant tout un territoire et l'interaction, en son sein, des éléments atmosphériques et géographiques, humains et culturels qui le composent. Mais loin de le décontextualiser, Cécile Beau propose au spectateur de se transposer dans ce nouveau lieu de connivence, instauré par la multiplication de discrètes manipulations et altération des sons et des images, pour créer un espace de fiction pauvre.
La fragmentation et le nivellement des échelles de perception, également en action dans ses photomontages intitulés Xiezhen ("peindre d'après nature"), ne procèdent pas par objectivisation des territoires marqués par l'humain, mais au contraire en sont une expérience offerte dans la remise en cause de ses propres repères. Pour tenter de définir la culture comme une révélation dans la durée, au-delà de toute narrativité.
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"SUBSTRAT" par Nathalie Desmet
Cécile Beau s'intéresse aux phénomènes trop lents ou trop discrets pour l'échelle de temps humaine ; ceux que l'on ne voit pas ou qui sont à peine perceptibles. Elle s'en empare pour renverser nos perceptions ordinaires. Avec " Substrat ", elle nous propose une fiction semi-souterraine loin de nos repères habituels. Le lieu de la galerie devient une surface sédimentaire qui ne demande qu'à se modifier. La lumière du jour y est raréfiée. Répétition de phénomènes physiques ou organiques complexes, reproductions poétiques d'expérimentations de laboratoire ou fictions spatio-temporelles, chaque pièce exposée donne lieu à de multiples interprétations.
Frangula est une racine d'arbre qui s'insinue dans l'espace de la galerie par le plafond. Privée de sa tige, sans aucun ancrage au sol, à peine en appui sur la surface du mur, elle cherche matière nourricière. Par sa forme ramifiée, son réseau de lignes qui semblent vouloir adapter leurs formes à l'espace, pourrait tout aussi bien être un éclair ou encore l'image d'un réseau hydrographique, formes ramifiées récurrentes dans la nature. Frangula peut aussi inquiéter lorsque l'on songe à la capacité qu'ont les racines à soulever le sol. Érosion, un trou irrégulier, une sorte de boyau obscur, est formé dans un mur. L'installation sonore donne à entendre les mouvements tourbillonnaires d'une particule de poussière promenée par le vent. En modélisant le cheminement d'une particule, Cécile Beau représente auditivement la distribution de l'air au gré d'obstacles invisibles et fait de l'érosion mécanique, processus difficilement représentable, un produit de l'imagination. La fiction se place alors dans un univers d'un autre temps ou d'une autre dimension. La série Thalle montre des figures familières et pourtant indéfinissables : paysages vus du ciel, amas de cellules ? Le thalle désigne l'appareil végétatif des lichens. Les lichens sont l'expression parfaite du bénéfice réciproque que la nature peut créer entre structure minérale et structure organique. Se nourrissant de poussières transportées par les vents, ils finissent par devenir substrats pour d'autres végétaux. Dans l'exposition, surface et profondeur s'inversent, échelle de temps humaine et échelle de temps géologique se chevauchent. Ainsi, les matières minérales qui servent habituellement de supports aux lichens deviennent ici des plaques de bétons photosensibles qui se fondent elles-mêmes dans la couleur grise du lieu ; un trou formé dans un mur devient l'entrée étroite d'une grotte invisible traversée et transformée par les vents ou par l'eau ; la surface de la peinture murale, un sédiment sur lequel un arbre trouve matière à former ses racines. Le gris habituel du sol, tiré sur les murs, reprend la couleur du béton susceptible - à une échelle qui nous dépasse - de redevenir substratum, la lumière graduée pouvant suffire à donner l'énergie photosensible aux murs de la galerie pour que la vie s'y développe.
Cécile Beau mélange des temporalités difficilement représentables pour notre perception humaine à des représentations concrètes de phénomènes au processus de transformation lent ou extrêmement lent. De la même façon, elle renverse les mesures et les échelles. Ainsi, à l'échelle humaine, le béton - support ici des lichens - est un matériau de construction, mais à l'échelle géologique, il n'est qu'agrégation de silice, de sable, et d'eau... une matière minérale. Le temps dont traite Cécile Beau relève de l'Aiôn grec. Elle le traduit par des analogies et des correspondances permanentes entre l'infiniment grand et l'infiniment petit, le macrocosme et le microcosme. La temporalité de la formation rocheuse est rattrapée par le temps de l'exposition. Le temps relativement court nécessaire à une racine pour pousser est confronté au temps long de l'érosion. Les milliers d'années nécessaires aux éléments pour travailler la pierre sont d'une certaine manière livrés à une autre échelle, vers la congruence d'espaces-temps impossibles à rapprocher. Elle fait ainsi apparaître la connaissance intuitive des niveaux d'organisation de l'univers, de leur imbrication, par conséquent la temporalité courte de l'action de l'homme est toujours dans son travail une résurgence de la temporalité longue du cosmos. À l'échelle de Cécile Beau, dans sa quête de contraction des espaces-temps, la matière minérale finit par devenir organique.
par Julie Crenn, Art Press, Janvier-Mars 2018
par Julien Bécourt, 2017
"Un diorama au temps des Song du Nord"[1],