PARTENAIRES :
#82
Pauline Bastard
Bonne journée
exposition personnelle
06/09/2024 - 26/10/2024
vernissage dimanche 08/09/2024, 15h-19h
L’exposition de Pauline Bastard rend compte d’une expérience menée durant quatre années au sein de la communauté Emmaüs à Grenoble. Elle y présente le film Bonne journée, tourné dans le magasin et les entrepôts, et des objets dont la plupart apparaissent dans le film : rideaux, tissus, tables, photographies, caissons lumineux, catalogue. On y découvre également un pull gigantesque et une chemise tout aussi démesurée dont la facture et les coupes laissent un peu à désirer. Empilés sur une table, ils sont soigneusement pliés. La majorité de ces œuvres ont été conçues en collaboration avec les compagnons avec des éléments récupérés dans les magasins. Fonctionnels, soignés, ils n’en demeurent pas moins atypiques, un peu gauches, de par leur aspect.
Comme on le sait, les structures associatives de la communauté Emmaüs dont le modèle économique repose sur le don - la récupération, la remise en l’état et finalement la revente de biens de seconde main -, ont pour autre principe d’employer des personnes socialement déqualifiées, dont certaines sont en attente de régularisation, promouvant ainsi les circularités d’une conjonction vertueuse. C’est donc dans l’un de ces lieux où, au fil des années, elle a eu l’opportunité de rencontrer des compagnons, que Pauline Bastard a tourné en ajoutant à ce modèle économique un circuit parallèle de valorisation inutile et décalé.
L’idée qui s’est progressivement installée consiste en effet à promouvoir les présences et les activités, les matériaux, les accessoires ou les vêtements par la publicité en demandant aux compagnons de réaliser avec les moyens à disposition, catalogue, photographies et vidéos. Cette idée lui a surtout permis de passer du temps autrement avec celles et ceux qui y travaillent et de le manifester dans la facture des objets.
Or durant près de la moitié du film, toute cette situation est inexpliquée. Trier, réparer, attendre, observer, manipuler, dormir, nettoyer, poser, photographier ; se tenir debout contre une étagère, assis ou couché : les personnes que l’on y voit agissent plutôt que parler. Elles mettent également en scène de petites compositions d’objets sur fond de tissus colorés selon des logiques de ressemblance, de complémentarité, de rencontre ou d’amitié. Pauline Bastard procède en juxtaposant des séries de plans courts, alternant entre des tableaux d’objets, de situations ou d’actes, des tableaux plutôt silencieux au cours desquels les compagnons, peu mobiles dans l’espace, rejouent un peu différemment le cours habituel de leur journée. Ces scènes sont associées rythmiquement à d’autres plans documentaires démonstratifs de la vie et du travail dans ces lieux. Et ces familles de plans s’amalgament en une continuité. On remarque aussi que Pauline Bastard joue avec le reflet des vitres ou celui des lunettes intériorisant ainsi dans les plans des contrechamps. Toute cette partie du film apparaît immédiatement comme un paradis où le monde des objets et les relations qu’entretiennent les compagnons entre eux comme avec les choses est suffisamment indéterminé. Il se trouve que l’on y voit autrement les choses sans qu’elles ne soient expliquées - ce qui laisse du temps pour penser. Il se trouve aussi que les « personnages » reconduisent à peu près les mêmes activités, les mêmes gestes, mais dans des situations où tout a été légèrement déplacé. La méthode de Pauline Bastard consiste donc à déplacer un peu les choses en composant avec des présences et des mondes sans jamais les abîmer. Elle affirme un temps calme, trivial et factuel où l’on commence par regarder, écouter, et définit une réalité où un autre type de rapport aux objets, aux espaces comme aux autres est matérialisé. Il est caractérisé par la délicatesse, l’attention et la simplicité. Un silence aussi que ponctuent le bruit des choses, des gestes, ou les rares mots qui sont prononcés. C’est cette manière de construire et de filmer qui explique qu’elle puisse reprendre avec tant de légèreté les codes de la publicité pour objectiver une adéquation nouvelle entre forme et fonction, personne et objet. Le jeu publicitaire lui permet de présenter les objets pour ce qu’ils sont, de les exposer, en proposant des portraits en actes de celles et ceux qui les manipulent et les entretiennent. Et cela affecte nécessairement aussi les espaces de travail dans la façon dont ils sont vécus, habités.
Dans la dernière partie du film, les objets publicitaires fabriqués par les compagnons - photographies de mode encadrées dont ils sont également les modèles, caissons lumineux, vidéos, catalogue - sont disposés dans les étalages du magasin parmi tous les autres objets. Ils présentent vêtements, accessoires ou bibelots, illustrent factuellement les usages ou témoignent du bon fonctionnement des écrans. Il faut dire que ces œuvres, décoratives, participant à leur façon au système de marchandisation, trouvent leur place dans une certaine indifférence des clients : elles ne sont pas plus importantes que les autres éléments. Le film ressemble aussi un peu à ces objets. Ce qui est émouvant c’est qu’ils sont non arrogants, triviaux, sans grandes qualités et honnêtes : le temps de travail dépensé par celles et ceux qui les ont manipulés y est manifesté dans les lieux même où cela s’est déroulé. Or ce temps a pour autre propriété d’être aussi celui d’un jeu déplaçant le cours habituel des activités, un théâtre qui témoigne donc d’une autre manière de les vivre et de les penser.
On sait que dans ses récits, Franz Kafka mélangeait les réalités et les temporalités. Et dans un passage célèbre de Journal, il écrit : « Dans ton combat contre le monde seconde le monde ». Il y a quelque chose qui résonne avec cette formule dans l’œuvre de Pauline Bastard dès lors que l’opposition au monde s’y construit affirmativement dans la façon qu’elle a de le seconder.
Alexandre Costanzo