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#35

Émilie Brout & Maxime Marion

LES NOUVEAUX CHERCHEURS D'OR

Exposition personnelle

Texte de Domenico Quaranta

17/09/2015 - 31/10/2015

La galerie 22,48 m² a le plaisir de vous inviter à l’exposition personnelle d’Émilie Brout & Maxime Marion, Les Nouveaux chercheurs d’or. Les artistes y présenteront six nouvelles pièces inédites créées entre 2014 et 2015. Celles-ci abordent aussi bien la question de l’apparente pauvreté des images amateur qui inondent internet que les problématiques économiques et spéculatives du marché de l’art : la vidéo générative Regulus, constamment en évolution et qui n’est composée que d’images trouvées en ligne via un algorithme, est vendue à la coupe ; dans Ghosts of your Souvenir les photographies de tourisme anodines à première vue se révèlent être une collection d’autoportraits ; Untitled SAS, première œuvre à être enregistrée au Registre du Commerce n’est autre qu’une société dont les actions sont librement échangeables, influençant sa valeur globale ; le faux passeport de Nakamoto (The Proof) permet une incursion dans l’univers sulfureux des darknets et de la monnaie électronique Bitcoin ; Les Nouveaux chercheurs d’or, d’où est tiré le nom de l’exposition, présente une typologie d’échantillons dorés obtenus gratuitement sur internet, révélant les ramifications des circuits de production et de distribution ayant permis leur création ; enfin les écrans brisés de Return of the Broken Screens, réactivés par des vidéos personnalisées, posent la question de l’obsolescence. Entre les pièces se dessine également en filigrane une recherche sur la matérialité et la virtualité, les limites entre espaces physique et digital, où les matériaux présentés ne sont pas toujours ce qu’ils semblent être, où la valeur n’émerge pas nécessairement là où on l’attendait.

L’exposition est accompagnée d’un essai écrit par le critique d’art et curateur Domenico Quaranta, que vous pourrez lire à la fin de ce communiqué.

L’Oxford English Dictionary définit en premier lieu la valeur comme « l’estime qu’une chose est censée mériter ; l’importance ou l’utilité de quelque chose ». Le Merriam-Webster donne quant à lui pour définition principale « un juste retour ou l’équivalent en biens, services ou argent pour quelque chose d’échangé ». Les deux définitions s’accordent cependant sur un point : établir la valeur d’une chose est plus une question de convention que d’objectivité. Comment peut-on dire qu’un retour est « juste » ? Qu’une chose est considérée à la hauteur qu’elle mérite ?

Dans les sociétés post-capitalistes, post-digitales, post-peu-importe d’aujourd’hui, ces deux définitions peuvent d’ailleurs sembler obsolètes. Aujourd’hui, la valeur est bien plus instable, bien plus éphémère, bien plus liquide que cela. Et elle est, le plus souvent, injuste. Combien vaut une minute de labeur ? Combien vaut le futur ? Combien vaut la Grèce ? Combien vaut une société vendant de l’information ? Combien vaut une simple information ? Combien vaut l’attention ? Combien vaut une œuvre d’art ? Chacune de ces choses peut varier sur une échelle de zéro à un milliard de je-ne-sais-quoi. Les valeurs de l’information, de l’attention et des œuvres d’art sont si instables qu’elles sont, à proprement parler, devenues des monnaies elles-mêmes. 

La signification de la valeur dans une ère post-quelle-qu’elle-soit, l’abondance en masse d’images – de la production aussi bien amateur que professionnelle aux images générées algorithmiquement – et le déplacement de l’artiste de la production à la post-production, de la création d’œuvres à la génération de formats, sont tous des thèmes récurrents dans le travail récent d’Émilie Brout et Maxime Marion. Depuis 2009, le duo français s’est concentré sur des projets qui, réinventant le langage moderne du film, réemploient et s’approprient largement des contenus du web. Les libérant de leur statut de données apparemment insignifiantes et dénuées de valeur, ils les réarrangent en dispositifs complexes et narratifs, parfois générés algorithmiquement, ou encore en de puissantes images iconiques.

 

Dans ce contexte, la fondation d’Untitled SAS (2015) peut sembler être une initiative ingénieuse mais néanmoins radicale se situant hors de cette ligne de recherche, alors qu’elle n’est en fait qu’une étape de plus dans cette même direction, quoique moins visuelle et plus conceptuelle. Untitled SAS consiste en une œuvre d’art immatérielle dont le medium est une société par actions simplifiée (SAS), avec pour objet social le fait d’être une œuvre d’art et avec un capital ouvert à tous. Le capital de départ de la société est fixé à 1,00 € (le minimum légal possible) pour 10 000 actions. Avec un capital librement négociable, la société permet à chaque collectionneur/actionnaire de vendre et d’acheter des actions au prix qu’ils souhaitent, influant ainsi sur la valeur globale de la société (affichée sur un site web dédié).

Afin de créer la société, les artistes ont travaillé avec l’un des plus importants et anciens cabinets d’avocats de Paris, Granrut Avocats, qui ont permis son enregistrement au Greffe du Tribunal du Commerce de Paris malgré les nombreux paradoxes légaux qu’elle suscite. Un geste similaire a été réalisé il y a plusieurs années de cela, par le collectif suisse-autrichien etoy, qui s'est enregistré lui-même en tant que véritable société en Suisse, avec pour objet social de produire de l’art. Mais si etoy, dans les premières années d’internet, embrassait à bras ouverts le rêve utopique d’une nouvelle économie dans le but de se libérer des règles du marché de l’art, Émilie Brout et Maxime Marion se sont plus intéressés à donner naissance à une machine inutile bien que tout à fait fonctionnelle, qui active et renvoie les mécanismes de fonctionnement du marché de l’art actuel, où la valeur des œuvres semblent moins liée à leur valeur matérielle ou culturelle qu’à la capacité de quelques personnes à la manipuler à leur convenance. Dans le même temps, en tant qu’œuvre d’art immatérielle, possédée collectivement et avec une valeur initiale fixée à son minimum pouvant augmenter grâce à la communauté de collectionneurs/actionnaires, Untitled SAS est cependant l’archétype de l’œuvre d’art : à l’image d’une église médiévale, elle représente et renvoie au pouvoir en place, tout en étant accessible aux masses. Elle contient également des connotations spirituelles, rappelant les Zones de sensibilité picturale immatérielle (1959) d’Yves Klein : l’espace vide échangé pour de l’or est remplacé par la coquille vide d’une entreprise transformée en actions. Il s’agit finalement du portrait parfait de sociétés telles que Facebook, qui parties de rien, se sont mues en veaux d’or modernes.

Pour ce type de sociétés, la valeur est principalement créée par leur capacité à attirer des utilisateurs, à accueillir des contenus générés par ceux-ci (attirant ainsi de nouveaux utilisateurs) et à capitaliser sur leurs données privées ; la production culturelle amateur et la vie privée deviennent ainsi deux questions fondamentales pour comprendre le monde d’aujourd’hui. Dans ce contexte, Émilie Brout et Maxime Marion se muent souvent en chercheurs d’or modernes, impliqués dans ce que David Joselit appelle « une épistémologie de la recherche ». Ceci se vérifie dans plusieurs pièces de l’exposition, telles que Regulus, Ghosts of your Souvenir (2014-en cours), Les Nouveaux chercheurs d’or et Return of the Broken Screens (2015). 

Regulus est une animation générative basée sur un logiciel parcourant des sites tels que Flickr, Instagram et Google Images, à la recherches d’images répondant à des critères formels et utilisées ensuite de manière à organiser le flux visuel du film. Si le sujet de leur attention – la présence de formes rondes – se retrouve au centre de la composition, le véritable sujet de ces images – et la raison pour laquelle elles ont été partagées en premier lieu – se fond dans l’arrière-plan sans disparaître totalement, perçue comme un bruit de fond ou un flux d’images subconscientes. La pièce partage également avec Untitled SAS une approche expérimentale interrogeant la manière dont la valeur culturelle est transformée en valeur marchande : au lieu d’être vendue en tant que pièce unique ou en édition, cette pièce en constante évolution est divisible et vendue à la coupe.

Comme Regulus, Ghosts of your Souvenir consiste en une collection de photographies amateur où le sujet principal devient secondaire dès lors que le regardeur comprend le principe organisant la collection : la présence, à l’arrière-plan, d’Émilie ou de Maxime (ou des deux), posant pour un photographe ne s’intéressant pourtant pas à eux. Afin de développer ce projet, les artistes ont posé durant une ou plusieurs journées sur des lieux choisis pour leur intérêt touristique – sur le pont Rialto à Venise, ou devant Notre Dame de Paris – cherchant à apparaître sur autant de photographies de touristes que possible ; ils passent ensuite de nombreuses heures sur des sites de partage d’images tels qu’Instagram ou Flickr, à la recherche d’images prises le même jour au même endroit. Cette collection devient ainsi un autoportrait externalisé exploitant l’ubiquité de l’œil de la caméra, l’homogénéité des partages et la nature informationnelle des images digitales, intégrant toutes des métadonnées.

Si Regulus et Ghosts of your Souvenir se concentrent sur l’explosion de la production culturelle amateur, d’autres travaux dans l’exposition concernent l’économie en ligne. Les Nouveaux chercheurs d’or est une collection en cours d’échantillons gratuits de produits dorés vendus sur internet. L’or est un symbole universel de valeur, et un moyen de rendre la plus prosaïque des marchandises produite en masse en quelque chose de brillant et de désirable. En collectionnant ces échantillons, Émilie Brout et Maxime Marion s’intéressent au conflit entre leur apparence luxueuse, leur nature gratuite et la complexité de l’économie ayant permis leur production, qu’ils ont par ailleurs étudié en profondeur, cherchant à fournir autant d’informations que possible sur chaque élément collecté.

Cet intérêt pour l’histoire derrière les pièces collectées est partagé par Return of the Broken Screens, basé sur une collection de technologies d’affichage cassées. D’un point de vue commercial, les produits technologiques n’ont de valeur que lorsqu’ils fonctionnent, et plus la moindre quand ils ne fonctionnent plus. Un petit incident peut transformer le plus onéreux des gadgets en un objet dont on s’estime encore heureux de pouvoir se débarrasser sans perdre d’argent. Mais un petit incident peut également révéler une histoire intéressante ; et un écran endommagé n’est juste qu’un autre genre d’écran. C’est la raison pour laquelle Émilie et Maxime s’intéressent à ces histoires et créent des vidéos abstraites uniques et spécifiques à chaque écran, réagissant à leur craquelures et choisissant formes et couleurs en fonction de leur capacité à activer les différentes parties des écrans – tout en ayant parfaitement conscience que les pièces dans leur forme actuelle n’auront qu’une durée de vie limitée.

Enfin, la majorité des travaux d’Émilie Brout et Maxime Marion présentés dans la galerie possèdent une nature performative, faisant apparaître les pièces plus comme une instanciation inévitablement limitée d’un processus en cours qu’un travail véritablement achevé. Ceci est littéralement le cas pour Nakamoto (The Proof), 2014-2015, une tentative de dépeindre un portrait du légendaire fondateur du Bitcoin, utilisant le système économique et technique qu’il a créé en tant que « pinceau ». Le Bitcoin est une monnaie virtuelle largement employée sur les « darknets » comme le réseau Tor, et permettant d’effectuer des transactions de manière anonyme. En dépit de (ou grâce à ?) sa nature virtuelle, sa valeur a constamment augmenté durant la récession économique et a été perçue comme une valeur refuge. Avec une fortune estimée à plusieurs centaines de millions d’Euros, Satoshi Nakamoto vit toujours dans une zone grise entre fiction et réalité grâce à sa capacité à avoir su préserver son identité. Après avoir retrouvé toutes les informations disponibles sur Nakamoto, Émilie Brout et Maxime Marion ont parcouru Tor afin d’entrer en contact avec des faussaires probablement basés au Cambodge, et leur ont demandé de produire un faux passeport de Nakamoto, payé en bitcoins, dans le but de produire une preuve de son existence au moyen de la technologie qu’il a lui-même créée. Après avoir reçu un scan du passeport pour validation, ils ont versé le second paiement et le passeport a été envoyé le 7 juin 2014. Ne l’ayant jamais réceptionné, le scan reste aujourd’hui la seule preuve de son existence. L’artefact n’étant pas disponible, Nakamoto (The Proof) se révèle être, sous forme de récit, une enquête dans les coulisses de l’économie contemporaine, ainsi qu’un hommage à un mythe moderne ayant réinventé la notion de valeur tout en s’étant préservé d’être lui-même transformé en produit.

 

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